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« Déserts d'amour » de Dominique Bagouet

Une reprise de pièce de Dominique Bagouet devient un rendez-vous attendu de chaque festival de Montpellier (après Necesito -2022- et So Schnell -2021).

Pour cette édition 2023 placée sous les auspices de « mémoire et créations », il ne pouvait être question d'y échapper d'autant que Déserts d'amour, pièce charnière, aide à comprendre tout le parcours du chorégraphe. Or, là, précisément, quelque chose ne fonctionne pas. Pour y voir clair, un peu de théorie historique et d'étymologie s'impose.

Difficile, a priori, de définir la sensation : comme une langueur, une manière de lassitude. Pourtant tout est là, le travail de Jean-Pierre Alvarez ne souffre aucun reproche et il ne faut pas plus charger les danseurs réunis par la compagnie W.E Cie composée de danseurs mexicains et français et qui ne déméritent pas ; ils sont précis, impliqués et fidèles. Sarah Matry-Guerre, la co-directrice de la compagnie qui a initié cette reprise de Déserts d'amour témoigne d'un sincère attachement à la pièce de Bagouet dont le souvenir tient, à ses dires, une place certaine dans son parcours. Montpelliéraine, elle a fréquenté le conservatoire de la ville où, via Jean-Pierre Alvarez, entre autres, l'empreinte du chorégraphe était très présente. Cette reprise relève donc du tribut mémoriel.

galerie photo : Laurent Philippe

Assez longue, très complexe mais bien documentée, reprise dès 1988 en version raccourcie pour le GRCOP (Groupe de Recherche Chorégraphique de l'Opéra de Paris, dirigé à l'époque par Jacques Garnier) avec le Crawl de Lucien sous la responsabilité – déjà – de Jean-Pierre Alvarez, ayant fait très souvent l'objet de programmation d'extraits, reprise par le Dance Theatre of Irlande, en 1995 –Jean-Pierre Alvarez encore – Déserts d'amour constitue un tournant exigeant au point qu'à la création certains spectateurs de la création la baptisèrent « Désir d'amer ». Effectivement, la pièce tient une place charnière dans le parcours de Bagouet, après Insaisies qui, rétrospectivement, clôturait une période et F. et Stein, où, en solo, le chorégraphe abandonnait beaucoup de ses usages artistiques et explorait des territoires très nouveaux pour lui, cette pièce pour neuf danseurs d'une compagnie qui se renouvelait marque une rupture avec la théâtralité telle que pratiquée auparavant. Très composée, quasiment écrite – au sens strict – dans un de ces fameux « carnets » par Bagouet, elle inaugure le « baroque-contemporain » qui deviendra l'une des étiquettes accolées au style du chorégraphe.

galerie photo : Laurent Philippe

Par ailleurs, la création originelle de 1984 bénéficia de conditions très favorables car, au théâtre Gramont où elle fut donnée, il y avait deux ensembles orchestraux : l'un pour les symphonies de Mozart, l'autre pour la musique de Tristan Murail ; il y a quarante ans, ou presque, ces mondes musicaux ne se côtoyaient pas si facilement. Aujourd'hui, la juxtaposition de ces deux univers ne surprend plus et la rupture n'apparaît plus si déterminante.

Aussi, l'œuvre de Dominique Bagouet achevée, elle ne peut plus receler de surprise. Cela postule une autre attitude du spectateur et il faut garder à l'esprit que la question du répertoire s'entend aussi en tenant compte des conditions de réception des dits spectateurs. Puisque l'effet de rupture de Déserts d'amour n'opérera plus, le choix d'une adaptation peut se défendre, quoique la composition de la pièce, très précise voire minutieuse, ne l'autorise guère ; il reste la scénographie, les costumes et la musique. Cette dernière est diffusée sur enregistrement mais n'a pas changée. Manque certes la tension de la relation à l'orchestre.

galerie photo : Laurent Philippe

La scénographie, originellement faite de parcours matérialisés par des bandes (collées sur le plateau à l'origine) a été ont été remplacées par un jeu d'image qui tirent sur l'image de synthèse minimaliste et fait assez gadget. L'autre changement, les costumes, n'est guère plus heureux : ceux de l'origine, baroques et étranges, posaient sans doute quelques problèmes et ils ont été modernisés dans un esprit qui évoque la tenue du personnel de cabine d'une compagnie aérienne low-cost… La modernité n'a pas que des traits fastueux ! Mais ces deux changements, pour ne pas être des plus heureux, n'expliquent pas le sentiment diffus de langueur.

galerie photo : Laurent Philippe

Quelque chose ne prend pas et qu'il faut analyser. Or, ceci est très bien dansé, très sérieusement fait et transpire le scrupule et il faut s'en revenir à notre père à tous, le maître de ballet et théoricien Jean-Georges Noverre (1727-1810) ! Déserts d'amour est en somme une pièce très écrite – au sens propre –  ce qui au XVIIIème siècle se dit, étymologiquement, « chorégraphiée ». Or Jean-Georges Noverre en écrit, dans sa Lettre XXV : « Entassez, tant qu'il vous plaira, ces faibles monuments de la gloire de nos danseurs célèbres ; je n'y vois et l'on n'y verra que le premier crayon, ou la première pensée de leurs talents », justifiant sa diatribe d'un «  vous ne m'offrirez que l'ombre imparfaite du mérite supérieur, et qu'une copie froide et muette d'originaux inimitables » (Jean-Georges Noverre, Lettre sur la danse, Ed. Librairie Théâtrale, Paris 1952, p225). Le problème de ce Déserts d'Amour est là : trop fidèle et froid dans son respect à l'artiste célèbre, trop respectueux, trop déférent.

galerie photo : Laurent Philippe

Un coup d'œil sur Numéridanse (la limite à la pensée de Noverre tient dans la technologie qui nous aide désormais) montre que l'interprétation de 1984 était toute d'ironie et de ce second degré, que la compagnie de l'époque et a fortiori son chorégraphe (cette fois au sens moderne) y mettait. Tout à fait conscient de ce que sa composition décalée de la taxonomie du « classique » pouvait avoir de drôle (les petits soubresauts en remontant, bras tendu avec les mains qui s'agitent comme de petites ailes ! Délicieux !) Dominique Bagouet et sa compagnie dansaient avec juste ce qu'il faut de mauvais goût distancié pour qu'il en devienne d'un chic parfait dans la malice… Difficile quand un interprète se confit en respect. Le problème est d'interprétation. Comme pour celle dite historiquement informée en musique, la lettre ne suffit pas pour transmettre l'esprit et il faut, à Déserts d'amour une trahison plus franche que ces costumes d'hôtesses de l'air pour en traduire (même origine sémantique que trahison) la subtile subversion !

Philippe Verrièle

Vu le 3 juillet au festival Montpellier Danse  à l'Opéra Comédie

 

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