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« Danses pour une actrice » : Jérôme Bel met en scène Jolente De Keersmaeker

Une femme de théâtre traverse la danse du XXe siècle – pour revenir vers soi entre Isadora Duncan, Pina Bausch et Kazuo Ohno. 

A quatorze ans, elle prenait des cours de ballet. Aujourd’hui son corps s’en souvient. Entretemps, elle est devenue femme de théâtre, cofondatrice de la compagnie flamande tg STAN qui a secoué le bocal théâtral en mettant en abîme quelques textes du répertoire dramatique par une attitude délicieusement irrévérencieuse. Depuis qu’on a pu découvrir tg STAN avec Jolente De Keersmaeker à Paris, le Théâtre de la Bastille a été leur fief.

Ce n’est donc pas un hasard si on l’a retrouvée au même endroit, dans un solo où elle se raconte, et ce le plus souvent en s’exprimant par le corps, si ce n’est par des danses. On serait donc tenté de l’attendre sur un terrain où l’on attendrait plutôt sa sœur Anne Teresa. Mais Danses pour une actrice  cherche moins à ajouter une pièce de danse au répertoire qu’à inventer un territoire personnel, neutre et indéfini : un objet qui ne serait finalement ni pièce chorégraphique, ni spectacle théâtral mais le portrait d’une artiste, avec la danse comme miroir.

Quelles danses pour Jolente?

Et ce processus d’invention s’est fait à deux, entre De Keersmaeker et Jérôme Bel chez lequel les pièces-portrait  occupent une belle place. Sous le label de Danses pour une actrice, il avait précédemment invité la comédienne Valérie Dréville à partager avec lui ce type de recherche sans contrainte. Alors, quelles danses pour Jolente ? Sur scène la comédienne dit avoir choisi avec Bel quelques œuvres-clés de la danse au XXe siècle, puisées chez Pina Bausch, Isadora Duncan, Simone Forti, Kazuo Ohno, John Travolta… 

Notons au passage le respect de certaines règles déontologiques, puisque les références chorégraphiques retenues n’incluent ni Anne Teresa De Keersmaeker (même s’il aurait été particulièrement tentant de voir Jolente dans les pas de sa sœur) ni Jérôme Bel, alors que les deux peuvent légitimement prétendre, depuis plusieurs décennies, à une place primordiale dans le paysage chorégraphique. Mais la modestie affichée est aussi un acte de sagesse artistique car toute réinterprétation du répertoire Bel par une actrice aurait sans doute mené à une tautologie, par la déconstruction d’un univers qui interroge lui-même les codes du spectacle. 

La rencontre entre Jérôme et Jolente s’inscrit dans une constellation plus large. En 2008, Jérôme Bel avait créé avec Anne Teresa De Keersmaeker 3Abschied, un solo où la chorégraphe luttait contre l’empêchement de danser, imposé par la présence des musiciens qui occupaient le plateau. Et Jolente, la sœur, a collaboré à plusieurs spectacles de Rosas (I Said I, Kassandra…). Toutes les portes étaient donc ouvertes, d’autant plus que la recherche de voies contournant les codes du spectacle est au cœur des démarches respectives, chez Jérôme Bel autant que chez tg Stan. 

Portrait-surprise

Aussi les deux dressent le portrait d’une femme de théâtre en passant par la danse, et on peut dire que Terpsichore, au lieu d’habiller l’artiste, la démaquille. L’actrice se trouve donc en quelque sorte nue face au public, ne pouvant se vêtir ni d’une maîtrise du jeu théâtral ni d’une excellence en tant que danseuse. Et ce n’est pas un hasard si elle se trouve nue au sens concret, en interprétant un solo de Pina Bausch puisé dans Café Müller

Et quand elle se met dans la peau d’un Kazuo Ohno, pour un hommage à cette énorme figure du butô (« mais aussi à mon père », dit-elle) elle sort la langue et évoque autant une Mary Wigman, disant par-là autant sur les liens entre le butô et la danse expressionniste allemande. Quand elle se confronte aux codes de la danse duncanienne (« désirer, tendre vers, revenir vers soi, accepter »), elle semble s’y initier en temps réel, ouvrant d’autres fenêtres sur elle-même. Et alors que cette danse est dite « libre », De Keersmaeker se libère définitivement quand elle se met à improviser sur Rihanna et un air de la Renaissance. 

In fine, ces Danses pour une actrice  forment donc un portrait, non sans  que l’on sente à quel point l’intéressée est elle-même surprise par la proposition de Jérôme Bel. On ne parlera ici pas de fragilité, puisqu’elle n’a a priori rien à prouver, d’autant plus que ni l’art dramatique ni l’art chorégraphique ne peuvent ici imposer à l’interprète ou au public leurs règles concernant la dramaturgie ou une technique. La présence de Jolente De Keersmaeker et sa belle sincérité font de cette rencontre un moment précieux. 

Thomas Hahn

Vu le 19 octobre 2022, Paris, Théâtre de la Bastille, Festival d’Automne 

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