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« Danses ouvertes » à Fontenay-aux-Roses

Verre à moitié plein : le festival porté par la compagnie Camargo bruisse au croisement heureux de toutes les pratiques de danse. Verre à moitié vide : l'idée pourrait s'y répandre qu'absolument tout se vaut.

On ne se refait pas. On est critique de danse. On distingue, on établit des liens, on puise des références, on voudrait accompagner le travail de l'oeuvre ; ses rebondissements dans la sphère publique. Ce n'est pas qu'on soit animé par une rage morbide de classifier, d'évaluer, de juger. C'est qu'on adore le travail du sens, ici directement sensible. Et que celui-ci s'apprécie à travers un effort d'élucidation. Tout ne se vaut pas. Certes. Mais avant toute chose, c'est que tout n'est pas pareil.

Par exemple, au festival Danses ouvertes, à Fontenay-aux-Roses, on a été très touché par la pièce City Charivari. Vingt-cinq danseurs amateurs y prennent part, guidés par les chorégraphes Laurence Bertagnol et Jean-Christophe Bleton. Une musique de Steve Reich (City Life) joue pour beaucoup dans son unité. Laquelle est complexe ; presque divagante. Totalement ouverte. Les recours y sont assez simples : beaucoup de marches, des tendances à l'éparpillement, des évolutions en nuées. Mais alors des appariements, des retours d'amalgames, des émergences solistes. Sans jamais rien d'appuyé, d'autoritaire. Enfin des actions, qui ne sont pas sans rappeler les tasks (les "tâches") de la post-modern dance.

La philosophie de ce groupe humain est celle de la circulation et de la rencontre, affranchie de tout effet de démonstration. Or, pas une seconde l'oeil s'ennuye, dans un fourmillement d'actions pourtant minimales, voires banales, quotidiennes. Le regard flotte et rebondit lui aussi. Et c'est à chaque fois une présence, une effectivité, une effectuation, qui excitent la curiosité pour la silhouette, l'aura, la manière de s'y prendre, de chaque personne ici impliquée. Tout cela dans une grande diversité d'âges, d'assurance, d'attitudes, de genres, de niveaux (non sans avoir à déplorer la sous-représentation masculine, et une apparente homogénéité de profil socio-ethnique ; comme d'hab).

Ce type de travail avec des amateurs s'intéresse à ces derniers pour ce qu'ils ont de spontanéité, de vérité, qu'un danseur expert n'a plus. C'est une optique. Elle est radicalement différente de ce que fait la Compagnie De l'air dans l'art, à l'université Paris Sud (Saclay), sous la houlette de Ghislaine Tetier. Dans ce cas, l'amateur tend au modèle du danseur expert, avec un rigoureux niveau d'exigeance, permettant un reset de Set and Reset de Trisha Brown (cela venant après le deuxième mouvement de Rosas, d'Anne Teresa de Keersmaecker, le premier des Boleros d'Odile Duboc, ou un bon bout du Sacre de Pina Bausch – rien que ça – ces dernières années).

"City Charivari "- Laurence Bertagnol, Jean-Christophe Bleton © D.R

Le travail sur Set and Reset a bénéficié de la venue de Stuart Shugg, danseur membre de la compagnie de Trisha Brown. Il est aussi passé par une exploration cultivée des fondements théoriques de la chorégraphe new-yorkaise. De l'air dans l'art parvient à montrer ses productions plus de vingt fois, et débouche sur le grand plateau national des Danses en amateur et répertoire. Il n'y a à peu près rien de commun entre le tumultueux Charivari du bien nommé GRCIP (comme Groupe de recherche chorégraphique intergénérationnel et participatif) et l'impeccable Reset de L'air dans l'art. On ne dit pas grande chose quand on s'en tient à dire "amateur". C'est plus complexe. Et c'est tant mieux.

Le danseur Wu Zheng emprunte encore un autre chemin, en animant une conjugaison de solos de trois personnalités très distinctes. Seule l'acuité de leur besoin d'expression respectif semble réunir  Myette Hébrant – une dame quasi octogénaire, à la forme d'esprit et intensité de geste toujours en transport –, la danseuse Alexandra Roger, et le jeune Rémy Le Bohec. Agé de treize ans, celui-ci met ses gestes au miroir brillant de ceux de l'artiste confirmé, qu'il n'est absolument pas lui-même.

Un dialogue troublant s'instaure, tant l'adolescent assène une conviction d'engagement entier, déjà mûr, tranquille, plein, alors même qu'il n'est pas expert, et que sa morphologie, replète, défie vaillamment les standards de l'art. Il y a là une forme de portrait en duo, d'une portée énigmatique, qui excite la pensée. Or il est impossible de la résoudre en s'en tenant à la phrase de l'artiste confirmé Wu Zheng, illusoire, quand il déclare : « Je ne suis pas un artiste professionnel », en reproduisant un confusionnisme de l'indistinction.

"Présences"- Wu Zheng © D.R

Dans cette même enceinte, on a entendu la chorégraphe Béatrice Massin souligner cette vérité historique selon laquelle la danse baroque, née à la cour, interprétée par des courtisans, était donc en définitive une danse d'amateurs, en fait plutôt simple et basée sur des marches. Certes. Mais l'ironie veut que sa Belle au bois dormant, dont les extraits ponctuèrent la soirée, soit un absolu modèle de pièce experte, d'excellence, à la finesse inouïe. Ce qu'on attend d'elle. En la personne de Corentin Le Flohic, il s'y invente notamment une figure du travesti scénique à ce point ciselé qu'on l'oublie comme tel en un instant, au comble du mirage et de l'illusion.

Ça se passe comme ça au festival Danses ouvertes. « Nous ne sommes pas des programmateurs. Nous tentons de réunir une communauté » y annonce Dominique Rebaud, chorégraphe co-directrice de la compagnie Camargo. Laquelle est à l'initiative de ce festival, qui se déroule à Fontenay-aux-Roses (banlieue sud de Paris). La citation que nous avons retenue, provient d'une table ronde, tenue dans l'après-midi, sur le thème Le corps dansant – bien large pour faire beaucoup sens dans ce cadre*.

"Belle au bois dormant"- Béatrice Massin © D.R

Ce qu'on y voit conviendrait particulièrement à une fête de la danse. Ce n'est pas tant une communauté qui y est réunie – sinon au sens simplement civique. Mais c'est un paysage qui y est animé, de pratiques de danse dans leur diversité d'intentions, de fonctions, de niveaux, de statuts, la plus large possible. On y assiste à des bribes de galas d'école en tutu. On y croise un universitaire, Lucien Dauzet, menant ses rechercges sur la cognition, et passant par les danses bretonnes comme par des prétextes à éveiller des zones émotionnelles laissées en jachère. Aussi bien, on y voit un solo aiguisé, pétri de références, par Tatiana Julien.

Cela se déroule dans un gymnase. Sous une magnifique toile peinte scénique, dont il est l'auteur, Arnaud Sauer et Dominique Rebaud montrent un talent de reconfiguration de cet espace ingrat. Ils y installent un dispositif ingénieux de portiques et de planchers de danse en vaste aire parallélépipédique, ou au contraire resserrée, ou encore en cercle de ronde, sinon en grande diagonale traversante. Sans oublier des projections puisées dans des trésors traditionnels catalans. Tout cela prend la forme d'un caravansérail. Le public y tourne et s'y retourne, comme à l'appel, constamment relancé plusieurs heures durant, des diversités que le festival veut exalter.

Les méchants espaces des douches et vestiaires désuets ont été détournés en mini-salles de projection. On y découvre notamment une série de Danses offertes à profusion. Quiconque peut se présenter en action pendant une minute devant une caméra. Cela va d'un instant de Bollywood juvénile à des danses de salon entre papi-mami. L'an prochain on y verra aussi du total impro par critique de passage. Lequel observait donc ces documents filmiques, en se demandant ce qui réunit, en définitive, ces danses de tous qu'évoquent aussi les organisateurs.

Emettons l'hypothèse qu'il s'agisse de danses strictement affranchies de tout souci critique. Des danses hors jugement. Il est alors passionnant d'observer, presque systématiquement, le souffle d'épanouissement qui teinte tous les mouvements ainsi déployés, fussent-ils les plus étroitement codifiés et académiques. Il y aurait, en toute danse, ce mouvement de séparation de soi au monde, mais aussi à soi-même, cette projection, cette sortie du cadre, qui donne des ailes pour un instant.

Assumons cette joie. Mais sachons-la complexe. Profonde. A explorer. Démêler. Wu Zheng, danseur de la compagnie Camargo, va s'en inspirer pour en élaborer sa traduction artistique. On s'en réjouit. Mais, pour ce faire, on aimerait qu'il ne s'en tienne pas à la proclamation : « Je ne suis pas un professionnel », sus-mentionnée. Parce qu'elle est fausse. Et n'éclaire pas.

Gérard Mayen

La dernière édition de Danses ouvertes avait lieu le samedi 4 novembre 2017 au Gymanse du Parc, Fontenay-aux-Roses.

* Le corps dansant est, par ailleurs, le titre d'un ouvrage collectif tout récemment paru aux éditions de L'Harmattan, sous la direction de Dominique Rebaud. Outre son propre texte, il réunit notamment les contributions de Gérard Astor, et Adel Habassi. Le premier réfléchit depuis sa position d'auteur de théâtre. Le second est professeur à l'Université de Tunis, et ménage un pont vers les questions de la danse soulevées dans ce pays. La figure flamboyante du danseur Rochdi Belgasmi y est discutée avec acuité. La parution de cet ouvrage s'inscrit dans le projet partagé Archipel Méditerrannées.

 

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