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« D'un Matin de printemps » d'Emilio Calcagno par le Ballet de l'Opéra d'Avignon

La deuxième pièce d'Emilio Calcagno pour son ballet d'Avignon laisse place à la musique vivante et même au répertoire le plus complexe pour la danse : la musique française des débuts du XXe siècle. Exploration qui prend la forme d'une suite de fêtes étranges, élégantes et amoureuses, que la musique électronique disperse mais que la compagnie incarne de façon convaincante.

Pour saisir cette nouvelle création, il convient d'analyser la première séquence car rarement le propos d'une œuvre se résume aussi clairement à son système. Quand le rideau dévoile la scène, six interprètes y languissent déjà et la musique pulsive d'une techno prégnante les baigne. Les autres entrent, se posant face public en une de ces attitudes curieusement penchée de côté et dans laquelle chaque articulation s'affiche isolée des autres : les cunninghamiens orthodoxes connaissent cela par corps… Puis un miroir descend des cintres juste au-dessus de l'ouverture par laquelle, en fond de plateau, sur une plateforme, un trio (piano, violon, violoncelle) très « musique française » attend. Les danseurs en deux groupes de six qui se répondent puis se mêlent dans une fête qui ne déparerait pas à Ibiza s'écartent peu à peu, disparaissent. Reste un duo qui s'élève quand la techno rend muette la musique du trio… Le duo y répond dans une manière de joute amoureuse ou rivale, courant autour de grands rectangles colorés projetés au sol. Le mouvement s'arrondit, l'expressivité croît, la femme subit l'homme, s'échappe puis se rue sur lui à le jeter à terre. Le désir s'affiche mouvant, peuplé d'ombres et de traits d'humeur, comme la musique : celle de Lili Boulanger. La compositrice avait 23 ans lorsqu'elle écrivit ce morceau d'un badinage inquiet (c'était en 1917, elle mourra l'année suivante) et toute cette danse rugueuse, rageusement sensuelle – noter la remarquable Marion Moreul, jeune recrue du ballet – répond à ce trio instrumental. 

Galerie photo © Mickaël & Cédric / Studio Delestrade Avignon

Le ballet va donc fonctionner en dix séquences : un morceau électronique composé par Matteo Franceschini lance une danse, la musique interprétée en direct s'élève, la danse se coule dans ce champ émotionnel nouveau et exprime ce monde passé et universel de passions et de fêtes troublantes. Chacune de ces séquences forme le tableau d'une expérimentation où se confronte un moment singulier de fête sur une musique qui l'invoque (comme le ferait un sort) au milieu d'une situation d'aujourd'hui. 

Ainsi donc, dans un contexte où un chorégraphe assume son ancrage dans la « contemporanéité » (concept fumeux, accordons-le, mais induit par la musique, les costumes et la gestuelle) la danse réfléchit la musique française de la première moitié du vingtième siècle. Soit, donc, un Emilio Calcagno dont les références musicales n'allaient guère spontanément vers Debussy ou Ravel confrontant via la danse ses émotions à cet univers éloigné de lui mais dont la puissance d'évocation le fascine manifestement au point de renouveler l'expérience avec près de dix partitions différentes, au risque d'un peu de systématisme.

Galerie photo © Mickaël & Cédric / Studio Delestrade Avignon

Ce qui donne, par exemple, le second tableau, où un couple s’élance, elle sur pointe, dans un duo au développement acrobatique et légèrement ironique… Le genre : « vous pensez donc qu'une arabesque (celle de Debussy en l'occurrence) constitue réellement un moment de danse et non un contournement chantourné du corps ? », ce que les deux danseurs s'évertuent à démontrer. Et heureusement que le pianiste aide à l'affaire tant cette musique glisse, s'échappe, égare en autant de circonvolutions, le couple qui se noue autant qu'il se dénoue dans une chorégraphie s'amusant de cette ligne fluctuante en une folâtrerie de contorsionnistes élégants.

Ce qui donne ces séquences glissant vers une manière de fête secrète, costumes au noir sophistiqué, flûtes à champagne, le rituel érotisé où l'on bâillonne un homme avec des cordes, où une femme casquée d'argent s'impose à une escouade de serviteurs à quatre pattes… Mais la musique électronique ramène la fête à la réalité…

Ce qui donne l'étonnant tableau final d'une cérémonie étrange et théâtralisée à l'extrême d'hommes portant des bois de cerf, s'effondrant sous ce fardeau, tandis que les femmes vêtues de drapés à la grecque très élégants dressent la table d'un festin et que les musiciens jouent le 5ème mouvement du Quatuor pour la fin du temps de Messiaen (et qui se joue en trio) ! Choix audacieux et non sans risque (on se souvient que le compositeur avait refusé à Deryk Mendel l'usage de sa partition pour Epithalame-1957- ce qui avait conduit à donner l'œuvre en silence) mais profite d'une interprétation sans faille et de l'expertise d'Aurélien Richard. 

Galerie photo © Mickaël & Cédric / Studio Delestrade Avignon

Car ce captivant jeu entre le passé musical et l'aujourd'hui dansé s'appuie beaucoup sur le travail d'un expert dans ces relations complexes. Frère du directeur du CCN de Caen et lui-même porté vers la danse, mais selon le versant Euterpe, Aurélien Richard a travaillé avec Emilio Calcagno et proposé, outre les partitions aux choix audacieux (le Lili Boulanger en trio qui est une étape entre la version piano-violon et celle pour orchestre ; le Minstrels de Debussy pour piano et violon), des modalités d'interprétation mise au service de la danse, ainsi la Gymnopédie n°1 en trio, la Gnossienne de Satie beaucoup plus rapide que d'usage. A noter que le trio, récemment formé par Aurélien Richard et dont c'était le baptême du feu, n'est pas pour rien dans cette réussite.

Grâce à cette expertise musicale, Emilio Calcagno peut laisser libre cours à sa très singulière rêverie musicale qu'avec un plaisir non dissimulé, la compagnie sert. Cette dernière progresse de façon remarquable et l'énergie des plus jeunes arrivés, Anastasia Korabov vue l'année dernière comme apprentie et titularisée depuis, l'étonnante quoiqu'encore apprentie Marion Moreul déjà citée, semble doper les autres. Ils se glissent tous dans les habits de ces fêtes oubliées avec une conviction brillante.

Philippe Verrièle

Vu à l'Opéra d'Avignon, le 30 octobre 2022.

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