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Chez Pina

Du grand théâtre de Pina Bausch, Jo Ann Endicott fut l’une des icônes les plus inoubliables. Elle fut la gamine en rose de Kontatkhof,  en paire avec Meryl Tankard, l’autre Australienne de la troupe, toutes deux admirablement perverses et minaudantes. Elle fut la fille en satin bleu d’Arien, qui crachait rageusement sa pomme verte et son désespoir dans Walzer.  Elle fut l’amoureuse les pieds dans l’eau et le cœur au plus près de son impossible hippopotame dans Arien. On n’en finirait pas d’évoquer toutes ses présences superbes, insolentes, drôles et déchirantes à la fois. De Komm, tanz mit mir aux Sept péchés capitaux, et bien sûr au Sacre dont elle fut l’une des Élues, d’une pièce à une autre, on la voyait poursuivre jusqu’à l’épuisement ses courses éperdues, ses danses virtuoses, ses numéros comiques, ses diatribes tonitruantes, et quand elle partait et qu’elle n’était pas dans une nouvelle création, ce qui arrivait, elle nous manquait cruellement.

La « femme respectable », ce statut qu’elle faisait mine de réclamer dans Ich bring dich um die Ecke et qui fit plus tard le titre de son premier livre, nous revient avec ce second opus, chez.pina.bausch.de.  Soit l’adresse virtuelle, @Pina.Bausch, Allemagne, qui lui fut octroyée quand, une fois encore, elle revint à Wuppertal pour travailler « chez » Pina. Elle nous revient, un peu brisée, nous offrant dans ce livre, à nous son public, qui sommes aussi ses familiers, pour ainsi dire ses intimes, tout ce travail de deuil qu’elle ne parvient pas à faire. Ou qu’elle s’efforce de faire, et que ce livre va enfin, peut-être, lui permettre de faire.

Comme dans Je suis une femme respectable, les souvenirs, les moments, les départs, les retours, tout se bouscule. Jo Ann Endicott a souvent quitté le Tanztheater, pour vivre sa vie et faire des enfants. Elle n’est pas la seule, Pina laissait les gens partir et savait les accueillir lorsqu’ils revenaient. Mais rien de plus difficile à gérer dès lors, quand justement, cette vie, on l’a faite, à dessein, un peu loin de Wuppertal. Les allers-retours incessants, les courses contre la montre, le train, toujours le train, toute cette autre face du métier, ingrate, pénible, c’est ce sur quoi elle insiste cette fois un peu plus. Elle explique comment, comme d’autres, elle a eu à affronter cette double identité de femme et d’artiste, mais une artiste immensément, violemment attachée à Pina. Le don absolu qu’était le travail avec Pina. Non seulement pour l’énergie, toujours sollicitée jusqu’aux limites, mais pour ce qu’il fallait extirper de soi, au plus profond de soi, et inévitablement parfois dans la douleur. Elle revient sur ce travail de construction des pièces, sur les représentations, les tournées, tout ce qui est harassant, et inconciliable avec une vie « normale », tout ce qu’on accepte sans même y mettre des conditions, et qui, un jour, finit par vous dévaster. C’est cette autre face du métier qu’elle raconte ici, dévoilant un peu plus encore qu’elle ne l’avait fait dans son premier livre cette aimantation incroyable qu’exerçait Pina Bausch sur ses danseurs. Et, les années passant, elle évoque la dernière ligne droite, l’énorme investissement des derniers temps, quand, assistante, presque une Pina-bis avec Bénédicte Billiet, elle entraînera les amateurs juniors et seniors pour les deux mémorables versions de Kontakthof, pièce devenue culte.

Survient enfin, sournoisement, un sentiment de non-reconnaissance, quand, pour finir, elle se retrouve à travailler sur les archives de la compagnie au sein de l’énorme machine qu’est devenu le Tanztheater Wuppertal et se décide à exprimer enfin une revendication légitime. Au cœur du livre, il y a ça, ce malentendu avec Pina, cette brouille, survenue peu avant la mort de celle-ci. Une brouille par personne interposée  - la gestionnaire qui fit écran entre la chorégraphe et son interprète de toujours. Mais une brouille réelle, sur laquelle la mort survient. Et rend le deuil plus douloureux encore. Jo Ann Endicott a le courage d’affronter cela, mais elle a aussi celui d’aborder ce péché originel du monde de la danse, ce porte-à-faux dans lequel l’interprète, souvent mal reconnu et mal payé, donne éternellement sans toujours recevoir en retour. Bien sûr, Pina l’a faite « star », et elle le reconnaît à chaque page. Bien sûr, Pina ne vivait que pour la danse et pour les pièces qu’elle créait, indifférente à tout le reste, à commencer par sa propre personne. Et là, Jo Ann effleure avec lucidité ce quelque chose qui a à voir avec l’inhumanité des grands créateurs. Pour autant, elle ne cache rien de cette tunique de Nessus, dont elle ne se défera jamais, cet amour immense, fondateur, qu’elle a et garde pour Pina. On comprend dès lors la signification du titre un peu bizarre et pas très gracieux  qu’elle a donné à son livre  À la fin de sa carrière au Tanztheater, elle a travaillé « chez » Pina et non plus « avec » elle. Le symbole est là, cruel et dérangeant.

Jo Ann Endicott a une écriture bien à elle, un naturel désarmant, une façon de désordre savant qui suscite chez le lecteur un vrai sentiment de complicité. Cette langue directe, ce parler libre, parfaitement restitués dans Je suis une femme respectable traduit par Jeanne Etoré qui est écrivain, et Bernard Lortholary, traducteur littéraire justement réputé, on aurait aimé les retrouver ici. Ce n’est pas le cas, et c’est dommage. Réserve qui ne retire rien, bien sûr, à la force de ce beau témoignage.

Chantal Aubry

chez.pina.bausch.de, éditions de l’Arche, traduit par Mathilde Sobottke, 133 p, 19,50 €
Et aussi : Je suis une femme respectable, L’Arche, 1999

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