« Chance, Space & Time » d'Ashley Chen
Les fondamentaux de Merce Cunningham retrouvent vie au temps présent de la performativité des corps contemporains. Enfin !
Certes au risque de l'anachronisme, peut-on s'autoriser à émettre quelque réserve à propos de l'art de Merce Cunningham ? On n'enlèvera rien de ses apports fondamentaux, qui continuent d'animer notre regard sur la composition chorégraphique : indépendance à l'égard de la musique, dè-hiérarchisation de l'espace, redistribution généralisée des initiations du mouvement, pluridirectionnalité absolue. Aucun doute à ces égards : le maître new-yorkais, et son partenaire John Cage, auront fait péter des verrous essentiels à la modernité du milieu du vingtième siècle.
Même personnellement, même assez tardivement, on se souvient, en écrivant ces lignes, du salutaire affolement que pareilles innovations provoquaient à l'encontre des cadres conventionnels de la perception. Là réside une part de la grande aventure festivalière montpelliéraine. Elle s'auto-célèbre cette année, en même temps qu'elle commémore le centenaire de la naissance de Cunningham.
Le temps a passé. Tous ces principes sont assimilés. Et c'est un Opéra Berlioz plein comme un œuf, qui acclame aujourd'hui unanimement deux pièces du maître, même un rien austère dans le cas d'Exchange. Des pièces reproduites, du reste, par un ballet de répertoire de maison d'opéra (celui de Lyon, irréprochable).
On n'agressera pas beaucoup d'évidences en notant, toutefois, comment quelque chose de profondément daté transpire de ces pièces. Quoi cela ? Le port de son corps par l'interprète. Il y a quelque chose du pantin – certes au comble étourdissant de la virtuosité experte – dans le corps cunninghamien. Il est une conception de l'interprète qui, là où la présence scénique se noue à la technique, paraît coulé dans l'académisme le plus discipliné. On parlait plus haut de salle d'opéra. De ballet d'opéra. Rien de surprenant à cela.
Il y aurait une histoire à affiner, de la réalité vécue au sein de la compagnie de Merce Cunningham selon diverses époques et grands départs vécus en son sein. Il y aurait à remarquer comment le philo-cunninghanisme, côté français, règne particulièrement dans certains cercles les plus investis des charges de pouvoir et d'autorité. Il y aurait à voir et revoir le solo par lequel Cédric Andrieux relate, sans concessions, son expérience de danseur, sorte de singe savant, cunninghamien. Il y aurait à examiner le desssèchement pédagogique d'une bonne part de cet héritage par des cohortes de profs de danse qui peuvent y mouler leur manque d'inspiration. Etc.
C'est donc jusque sur scène, que nous ne parvenons plus à nous convaincre de l'apport peut-être, ni de la reconduction certainement, d'un souffle émancipateur dans le corps cunninghamien. A cet égard, il était saisissant, avant de se rendre à l'Opéra Berlioz, de découvrir Chance, Space & Time, une pièce en trio conçue par Ashley Chen. Celui-ci se prévaut de son expérience, quatre années durant au début des années 2000, au sein de la compagnie new-yorkaise, pour en rejouer sur scène certains des grands principes.
Soit l'autonomie des champs artistiques respectifs (musique/danse/lumière) ; et la mise en œuvre des principes de composition aléatoire. On s'épargnera une description plus détaillée des "recettes" qui sous-tendent Chance, Space & Time (articulation en trois parties de neuf cellules d'ordonnancement variable, sections et partitions, paramètres d'action, etc). Ces précisions précieuses pour l'artiste au travail ne nous ont pas manqué un seul instant pour apprécier le dynamisme dramaturgique de cette pièce.
Galerie photo © Laurent Philippe
Cunninghamienne ? Absolument. Cela par la multi-directionnalité, l'autonomie de motifs non homogénéisés, la disparité des actions, la multiplicité des cuts, les entrechocs de situations, de lumières, et d'extraits sonore en averse. Egalement la composition filée en tresse, par croisements, recoupements, tuilages, échos et relances.
Exposons seulement un exemple : l'un des trois interprètes (deux jeunes hommes et une jeune femme), saute vigoureusement sur place, en observant un tempo manifestement cohérent avec la musique, qui s'entend fortement. Cette même musique continue. Mais alors la danse s'en détache totalement : arrêt presque silencieux du corps, sur l'appui d'une seule jambe, tandis qu'un bras s'élève sobrement en latéral de branche de croix. Revirement à nouveau : tandis que la musique continue obstinément, la danse reprend les sauts vigoureux, strictement calés sur elle.
Déplacement du regard spectateur : quand la première séquence mentionnée ci-dessus, identique, faisait ressentir une forme d'évidence congruante entre musique et danse, celle qui s'ouvre, quoique tout autant couplée à cet égard, se perçoit très différemment, cette fois empreinte de suspension attentive. Un autre espace-temps s'est ouvert par l'expérience de la dissociation. Merci aux principes cunninghamiens.
Or Chance, Space & Time ne s'en tient pas à cette studieuse intelligence. Elle en déborde largement. De l'intérieur. Les interprètes de cette pièce – Ashley Chen lui-même aux côtés de Philip Conaughton et Cheryl Therien – cultivent une corporéité contemporaine. Celle-ci s'est nourrie des apports de l'art-performance. Elle sait comment tout corps qui s'expose en conscience, recèle toujours déjà sa part de performativité auto-fictionnelle. Cela avant même toute inscription d'un geste manifeste.
Galerie photo © Laurent Philippe
Ils peuvent être à l'arrêt. Se contenter d'observer. Ou bien simplement marcher. Se palper le nombril. S'exténuer dans la fatigue. S'écouter. S'auto-témoigner attention, précaution. S'en tenir à l'évidence du geste quotidien. Demeurer en retrait de toute démonstration d'une forme en force. S'amorcer dans le geste près de soi. Rester en partie ballant. Balayer d'un membre. D'un regard. Vivre la présence et le geste comme expérience avant toute chose. Vibrer au monde.
C'est là une excellence. Non moins exigeante. Cunningham proclamait que tout geste est à considérer potentiellement comme danse, que tout corps est disposé à sa danse. Le problème est que c'est tout l'inverse qui se donne à voir dans ses pièces sur scène. En revanche, pareilles notions prospèrent, chez Ashley Chen. Elles parviennent à un acmé d'émotion condensée, lorsquà un moment, lui-même (mais ce pourrait être un.e autre des trois) sillonne patiemment, longuement, le plateau, en solitaire et comme absorbé dans la méditation corporelle du sens immédiat, et nénamoins transcendant, de sa danse.
On ne sait pas pourquoi il faut ensuite en reprendre pour dix minutes de développements supplémentaires. Car il est une liberté américaine, et tout autant cunninghamienne, qu'on a hélas totalement oublié en France : à savoir qu'une pièce peut tout faire de que qu'elle a à produire sur une durée de dix, ou de vingt, ou de quarante minutes. Et non ces soixante obligées, exactement, comme marque de dépendance aliénée aux exigences des systèmes de production / diffusion.
Gérard Mayen
Spectacle vu le mercredi 26 juin 2019 au Studio Bagouet du CCN de Montpellier, dans le cadre de la programmation Un jour avec Merce C., du Festival Montpellier danse.
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