« C’est du théâtre comme c’était à espérer et à prévoir » de Jan Fabre
Pièce mythique, créée par Jan Fabre en 1982, alors qu'il n'avait que 24 ans - et déjà représentée à Lyon à l'époque - était l'un des événements les plus attendus de cette Biennale 2014. Les spectateurs n'ont pas été déçus...
Le titre seul ouvre un abîme sans fond. Déjà par l’allure d’après-coup de la phrase, dont on ne sait si le constat, clairement affiché, tient de la satisfaction ou de la déception.
Du coup, les attendus du spectateur face au théâtre, confronté à ce monument de huit heures, sont déjà inclus dans la pièce elle-même, comme partie prenante, en quelque sorte.
Galerie photo de Patrick T. Sellito
C’est du théâtre… Si aujourd’hui, personne n’en doute plus, il n’en reste pas moins qu’il est imprévisible, et sans doute, inespéré, tant il pulvérise le vieux théâtre qui voulait nous faire prendre un jeu faux pour plus vrai que nature et même des vessies pour des lanternes.
Et, à ce titre, les réactions vis-à-vis de cette œuvre créée en 1982 en disent long sur l’éclatement du genre théâtral opéré par Fabre lui-même grâce à cette pièce. S’ils quittaient en masse la salle à la création, ils restent aujourd’hui jusqu’au bout, avec une ferveur non dissimulée, et font un triomphe – plus que mérité – à la performance exceptionnelle des quatre hommes et quatre femmes qui tiennent le plateau sur la durée. Il faut avouer que nous n’avons pas vu passer le temps, ou plutôt que nous nous sommes installés dans une autre temporalité, disons, contemplative.
C’est du théâtre comme il était à espérer et à prévoir est un chef-d’œuvre qui tient à la fois du maëlstrom opératique et du parcours du combattant. Il faut trouver des acteurs qui tiennent huit heures de rang cette performance physique exténuante (et Jan Fabre en a auditionné 1600 pour en trouver cinq – en plus des trois qui faisaient déjà partie de Troubleyn) et des personnalités aussi fortes que singulières. Des « bêtes de scène ».
Galerie photo de Wonge Bergmann
Mais est-ce vraiment du théâtre ? Pas de drame, ni de narration, ni de personnages. Pas même de sentiments. Juste des sensations. Exploitées jusqu’à la lie. De l’excès en tout. De l’exubérance. De la dépense (qui d’ailleurs signe de ce fait son ancrage en 1982). Et une mise en scène qui tient du génie par sa simplicité et sa beauté plastique.
Au-delà de la question « est-ce du théâtre ? » (ou pas) qui d’ailleurs n’a toujours pas fini d’agiter la danse ces dernières décennies – apparaît bien sûr en filigrane une question-réponse sur la nature même du théâtre. Et ce faisant, il démolit définitivement ce que le théâtre pourrait être.
Huit heures. Une journée de travail. Et c’est bien ces danseurs-acteurs au travail – besogne, torture et accouchement – que nous montre Jan Fabre. Ça c’est du réel. Pas du théâtre. Ce qui sublime le tout, en fait un épisode fictionnel, c’est la répétition, le retour du même, savamment orchestré. Et pour l’amoureux de Wagner qu’est Jan Fabre, ce genre de Leitmotiv n’est absolument pas fortuit.
Galerie photo de Wonge Bergmann
On retrouve donc des motifs de répétition immédiate comme cette scène culte où un homme et une femme se lancent dans une sorte de compétition d’habillage et de déshabillage qui dure plusieurs heures jusqu’à ce que les vêtements tombent en charpie et les acteurs d’épuisement. Ou ce long passage rythmé par le compte de 1 à 8 dans plusieurs langues qui rappelle irrésistiblement les cours de danse, leur discipline, leur exigence, leur acharnement. Ou cette course sur place d’un couple qui profère à tour de rôles les mêmes phrases – toujours en plusieurs langues –et qui pourraient décrire la journée des deux protagonistes dans ses aspects les plus banals : Café, prendre une douche, mettre son pantalon, manger, aller à la danse ou travailler, faire la vaisselle, aller au cinéma, dormir et « just a little bit of sex » et qui est poussée, elle aussi, jusqu’à ses limites. Vraie perfomance respiratoire. Et qui finit quand les acteurs s’arrêtent et fument cigarette sur cigarette pour se détendre.
Mais la pièce insère aussi des gestes ou des séquences qui se répètent de loin en loin. C’est le cas des films en super 8 qui reviennent plusieurs fois, ou de bribes d’une émssion de radio où Marcel Duchamp commente son œuvre et sa vie… Ou impose de curieux dédoublements, ou bégaiements dans la pièce elle-même, comme une image qui sursaute et revient : les choses sont littéralement re-présentées jusqu’à la fin où tout est prêt pour recommencer au début. Comme si le sens du titre était caché dans cette re-présentation : « C’est comme c’était. »
Galerie photo de Patrick T. Sellito
C’est du théâtre comme il était à espérer et à prévoir est une sorte de drame sensationnel, une contraction des affects dans une apocalypse joyeuse qui ne craint pas d’offrir l’artiste en tant qu’objet d’art. La tension entre l’uniformisation des corps et la profondeur des individus est un thème récurrent qu’il traite sous les différents angles que lui permet son éclectisme artistique. Le conflit entre sensation intérieure et regard extérieur, la dichotomie du corporel et du spirituel sont traqués sans cesse dans des œuvres où la vision mystique du corps ne le cède en rien à la réflexion sur l’interprétation visuelle de chaque objet, de chaque geste par une sorte d’affinement du regard, de dilatation de la perception.
Mais tout cela ne suffit pas à décrire la splendeur de ce spectacle, vrai geste d'artiste, devant un simple rideau blanc, qui contient tout Jan Fabre, metteur en scène, plasticien ou chorégraphe, guerrier de la beauté radical, subversif, avec ses scènes quasi rituelles où l’on accroche des chaises, des liquides, ou du sable à des crochets de boucherie ; où les interprètes se dénudent, lèchent la substance blanche répandue au sol, s'enduisent de vaseline ou de mousse à raser, hurlent, se donnent à fond ; où l’on promène des perruches en laisse, où des tortues supportant des bougies crapahutent sur la scène ; où l’intensité lumineuse varie et nous fait entrer dans un autre monde rien qu’en déplaçant une ou deux ampoules à vue.
C’est sauvage, grandiose, magnifique, sensuel. Le spectacle d’un artiste visionnaire qui transforme l’espace théâtral en vaste champ sensoriel. Du Jan Fabre pur jus !
Agnès Izrine
Le 21 septembre, Théâtre des Célestins, dans le cadre de la Biennale de la danse de Lyon
Conception : Jan Fabre
Musique : Guy Drieghe — Costumes : Pol Engels — Assistance à la mise en scène : Miet Martens, Renée Copraij — Interprètes : Piet Defrancq, Mélissa Guérin, Carlijn Koppelmans, Lisa May, Giulia Perelli, Merel Severs, Gilles Polet, Pietro Quadrino, Kasper Vandenberghe, Georgios Kotsifakis — Exécution costumes : Katarzyna Mielczarek — Technique : Thomas Vermaercke — Chargé de production : Helmut Van den Meersschaut
En tournée :
Le pouvoir des folies théâtrales (reprise de la création de 1984)
15, 16 octobre 2014 : Théâtre Jean Claude Carrière, Domaine d'O, Montpellier
6 au 12 février 2015 : Théâtre de Gennevilliers
C'est du théâtre comme c'était à espérer et à prévoir
28 mars 2015 : Louvain, Belgique
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