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« BSTRD » de Katerina Andreou

La danse comme révélation de soi au monde. Cette révélation pour révolution. La chorégraphe grecque a offert une entrée en matière tonitruante au Festival June Events.

Il faudra un jour l'analyser. Pendant deux décennies, les chorégraphes contemporains savants ont ignoré l'un des mouvements de corps les plus puissants, bouleversants, qui se soient produits dans la société occidentale du XXe siècle finissant : soit l'avénement de la techno – au sens large, en tant que mouvement social juvénile – entre 1992 et 1998 (avant normalisation main stream, suite à saccage policier).

Sur les scènes des théâtres, longtemps on se contenta de puiser au son électronique pour abonder les bandes musicales des pièces. Mais hormis quelques exceptions  glorieuses – genre Christophe Haleb – cela fait à peine deux ou trois ans que des chorégraphes se saisissent sérieusement de la fabuleuse expérience de corps dont il a pu s'agir dans cette histoire. Avec des bonheurs inégaux, on vient de voir des Jan Martens, Christian Rizzo, Maud le Pladec ou Gisèle Vienne, s'y consacrer.

A présent : Katerina Andreou, qui créait BSTRD le mois dernier à Athènes, mais qui vit et travaille surtout en France, où la formation du CNDC d'époque Huyn l'aura propulsée. BSTRD était ainsi la première pièce au programme de l'édition du Festival June Events, programmé par Anne Sauvage, directrice de l'Atelier de Paris Carolyn Carlson. BSTRD est un solo. Le plateau surélevé, sur lequel évolue la danseuse (façon "ring", mais alors tout en grande ouverture) , a trouvé un écrin idéal dans l'ex Théâtre du Chaudron, en première partie de soirée.

On nous excusera quelques lignes supplémentaires, avant d'en venir au fait de danse. C'est qu'il serait redoutable de restreindre à une étiquette "techno" cette pièce furieusement, magnifiquement singulière. D'ailleurs on ne manqua pas de se voir corriger vertement, par quelque spécialiste, selon qui BSTRD relèverait en fait du Chicago Footwork. D'une part c'est faux (à une vitesse hallucitante, ce genre n'active que les membres inférieurs, sous un buste raide). D'autre part, là n'est pas la question : ce n'est pas sur les tutoriels de Youtube qu'il s'agit d'aller détecter la nomenclature de web dance adolescente dans laquelle inscrire Katerina Andreou.

S'il fallait sacrifier à cela encore une ligne, on dira que l'artiste elle-même parle de house. On arrête là. Il n'est que temps de tenter de faire percevoir en mots l'exceptionnel engagement de soi en logique de corps, que Katerina Andreou consume sur ce plateau. Ne l'y accompagne qu'une platine, où on n'écoutera qu'un seul disque, de la musique qu'elle a elle-même conçue (en collaboration avec Eric Yvelin).

Parlant de house – ce genre groovy, tout en flow, sensuel, malicieux, voire sexy – le son de BSTRD peut suprendre. Il sonne plutôt sec, âpre, pas si commode à l'oreille. Or, côté corps, on décèlera une tension analogue : à l'appel de plusieurs "Go !", très claquants, lancés de loin en loin au fil de la pièce, Andreou se jette tête baissée, obstinément, entêtée dans une course avec elle-même, qui bute et rebondit sur la matière du monde.

Voilà, principalement, ce dont on se souvient des illuminations vécues en raves : une musique et un mouvement qui ne se connaissaient plus de limites de durée prédéfinies, un départ sans rémission dans cette équipée, une ligne de tension (et de basse) tirée à l'infini, irrépressible. Et pourtant, sur cette expérience qui est aussi une épreuve sans concession, une floraison jubilatoire de houles, de surgissements, de transports, dans une explosion de motifs où le mental et la sensorialité s'inventent des mixages enivrants de liberté.

C'est là qu'il ne faut pas confondre. Katerina Andreou ne transporte pas un morceau de rave sur scène. Mais enfin elle creuse, sculpte le vide, rebondit dans une affolante composition de martèlements au sol, aussi fiévreux que savants. C'est une étude, un approfondissement, sans quête de transe. Ça n'est pas qu'une partie de plaisir. Mais ça va à l'os. Tandis que rode l'hypothèse de l'épuisement – au point de montrer quelques arrêts excessivement joués à notre goût – la danseuse poursuit la révolution de sa révélation à travers geste.

Galerie photo © Laurent Philippe

Beaucoup de subtilité, en fait, dans tout cela, où le corps résonne par porosité générale avec les intensités de l'espace et de la salle (public compris, en haleine). Beaucoup de signes discrets : l'abandon ici et là d'un bout de vêtement, l'apparition miraculeuse d'un rouge à lèvre, une note furtive de danse grecque traditionnelle, un rien de funambulisme sur l'arrête du plateau surélevé, des changements d'orientation, de trajectoires et donc de part de soi donnée à voir, une évasion fugitive en descendant du ring, une fumée souterraine toute au trouble de délicatesse onirique.

Et dans toute cette complexité sans tapage, des trouées magistrales : ici un long silence de corps et de son. Appel infini. Là au final, presque en sourdine, sous une fine nuée de talc, l'écoute sans paroles d'une musique de Nina Simone. A ces adieux, il faut dire que la grande traversée médite sur le choix du lieu, de l'instant, où se définir, avec quelle intensité, dans ce monde. Immensément généreuse quoique rugueuse, il nous a semblé voire la danseuse transmuter, depuis un contour initial revêche, vers une offrande de la beauté de soi émergée.

Gérrd Mayen

Spectacle vu mardi 5 juin 2018 à l'Atelier de Paris Carolyn Carlson dans le cadre du festival June Events, 12e édition.

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