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Brigitte Lefèvre : La danse en compagnie

Danser Canal Historique: En marge de votre programmation pour le Festival de Danse de Cannes, vous avez consacré un colloque à la thématique des compagnies, terme qui regroupe des réalités très  différentes. Quels constats vous ont amenée à vouloir interroger la réalité des compagnies?

Brigitte Lefèvre: Je me suis rendue compte que dans ce festival, du fait des projets artistiques que je souhaite accueillir et de ses grandes salles, on rencontre souvent des compagnies. Quand on est en compagnie, on a des compagnons. Mais s’agit-il vraiment de compagnons de route? Et que signifie aujourd’hui le fait d’être ensemble pour danser? J’ai demandé à Agnès Izrine, que je considère presque comme une historienne contemporaine de la danse, de bien vouloir conduire cette réflexion. Nous avions la possibilité, avec le soutien du Ministère de la Culture, que je remercie, d’organiser des rencontres sur deux journées, avec la participation de Paola Cantalupo, Yorgos Loukos, José Martinez, Jean-Christophe Maillot, Rachid Ouramdane, Eric Vu An, Claude Brumachon et Ingrid Lorentzen, la directrice du Ballet National de Norvège.

DCH: Concernant les compagnies représentées, vous avez donc débattu avec un nouveau directeur de CCN, un directeur sortant et surtout avec des directeurs de compagnies de ballet.

B.L.: En effet, il s’est avéré que les échanges tournaient autour des structures les plus institutionnelles et autour de la notion de ballet. Nous étions d’autant plus frappés de voir à quel point les danseurs sont au centre des préoccupations des chorégraphes. Ce n’était pas un débat autour des moyens financiers. Les principes de réalité n’étaient pas absents, mais au centre il y avait  la question du désir: Comment veut-on travailler ensemble? Autre point crucial: L’évolution des centres chorégraphiques. Dans les années 1980, ils semblaient être une nécessité absolue. Pour moi, du temps où j’étais déléguée à la danse au Ministère de la Culture, la définition d’un centre chorégraphique était celle d’un lieu qui rassemble des danseurs autour d’un chorégraphe. Il se trouve que cette notion a évolué. Aussi avons-nous moins parlé du chorégraphe-directeur-chef de troupe tel Neumeier, Bausch ou autres.

DCH: Les chorégraphes à la tête des CCN ont, dans leur majorité, l’habitude de communiquer entre eux, mais pas avec des chorégraphes dirigeant des compagnies de ballet  soumis à d’autres statuts.

B.L.: Le témoignage de Rachid Ouramdane, nouveau co-directeur avec Yoann bourgeois du CCN de Grenoble, a été très intéressant. Il se trouve qu’un CCN est aujourd’hui plutôt regardé comme un lieu de recherche, de création et de production qui permet à des danseurs de différents horizons de participer à des créations. Ouramdane partage le CCN de Grenoble avec un directeur venant des arts du cirque. Il semble donc que progressivement une autre idée de ce qu’est un CCN s’annonce. Mais nous avions invité Rachid Ouramdane avant sa nomination à Grenoble. Au départ, il devait représenter les compagnies indépendantes.

DCH: La question des compagnies est aussi celle de la culture chorégraphique. Je me souviens de Jean-Christophe Maillot disant qu’aujourd’hui la plupart des jeunes danseurs ne connaîtront jamais l’expérience d’une production avec ne serait-ce qu’une dizaine d’interprètes. Il en va de même pour les chorégraphes.

B.L.: Les danseurs étaient au centre des discussions, et nous avons beaucoup parlé de leurs désirs, alors que les participants étaient tous directeurs de compagnies. Il semble que les danseurs veulent aujourd’hui beaucoup de choses à la fois: Ne pas se contenter de l’expérience avec un seul chorégraphe et être libres pour suivre d’autres projets, mais en même temps faire partie d’une troupe, si ce n’est d’un CCN. Quel est le cadre qui permettrait cela, alors que même des directeurs de CCN ne peuvent proposer à leurs danseurs suffisamment d’emplois stables ?

DCH: En effet, le paysage chorégraphique est marqué par l’enracinement des dix-neuf CCN et leur maillage du territoire, autant que par la mobilité des interprètes. Comment concilier les deux au mieux?

B.L.: Nous avons posé cette question, mais ce n’est qu’un début. Notre  but était de poser les questions, pas de livrer des réponses ni de dire qu’il faut travailler de telle ou telle façon.  Nous avons aujourd’hui rassemblé toutes les analyses nécessaires, mais rien n’est encore formulé clairement. Nous voudrions continuer ce travail de réflexion, peut-être avec des personnes choisies par le ministère. Nous devons nous rassembler de façon plus informelle pour y travailler. Mais il n’est pas certain que nous soyons un jour en mesure d’apporter des réponses définitives.

DCH: Peu de personnes connaissent le paysage de la danse de l’intérieur comme vous-même, et ce sous toutes ces facettes.

B.L.: J’ai créé ma première compagnie en 1974. Quand je dirigeais avec Jacques Garnier Le Théâtre du Silence, nous étions une compagnie implantée à La Rochelle et tous les emplois étaient permanents. Nous invitions aussi des chorégraphes extérieurs et nous étions de fait une sorte de CCN avant la lettre. Nous étions évidemment heureux de faire de grandes tournées et de nous produire sur de grandes scènes, et il était plus facile qu’aujourd’hui d’avoir accès au Théâtre de la Ville, par exemple. Mais en même temps nous avions, en sortant de l’Opéra, le désir d’aller dans les usines, les écoles ou les hôpitaux ou de danser sous chapiteau. C’était pour nous presque comme un désir politique. Maintenant on a l’impression que certains sont incommodés par ces tâches quand ils deviennent CCN. Certains se plaignent de ne pas avoir assez de libertés. En même temps, les chorégraphes suppriment souvent des postes de danseurs puisqu’ils ne veulent pas travailler avec des effectifs trop importants.  Certaines choses doivent donc être éclaircies. Par exemple, quand on voit arriver deux artistes à la tête d’un CCN, qui ne dispose que d’un seul studio de répétitions, il faut craindre qu’à un moment il y aura un conflit. Donc, avec l’évolution des CCN, faut-il les doter d’au moins deux studios?

DCH: Avez-vous constaté des lignes de rupture dans le paysage chorégraphique ou défini des questions-clés?

B.L.: Nous avons la sensation qu’il existe une hiérarchie entre l’aide à la création, les compagnies conventionnées et les CCN et que, mis à part quelques personnes, le but est toujours d’obtenir la direction d’un CCN. Une telle hiérarchisation conduit souvent à la déception. Et quand on obtient la direction d’un CCN, on se rend peut-être compte qu’au fond ce n’est pas le mode de fonctionnement qu’on avait souhaité. Rachid Ouramdane nous  disait même qu’en tant que compagnie indépendante, son budget de coproduction était de fait plus important que celui qu’il aura au CCN de Grenoble.

DCH: Il y aurait donc une sorte de contradiction, qui voudrait que les chorégraphes souhaitent majoritairement diriger un CCN alors que le fonctionnement de ces maisons ne correspondrait pas vraiment à leurs désirs profonds?

B.L.: Travailler dans une grande maison suppose la gestion des relations humaines et administratives avec le personnel technique etc., ce qui pose beaucoup de difficultés. C’est tout un métier et ce n’est pas le même que celui de chorégraphe. On confie souvent la responsabilité à un administrateur, du moins en partie.

DCH: Si beaucoup de danseurs sont aujourd’hui hésitants à appartenir à une même troupe sur la durée et si en même temps les nouveaux chorégraphes directeurs de CCN trouvent que la gestion d’une troupe est une tâche trop lourde, n’y a-t-il pas là un vrai problème pour la danse en compagnie, pour reprendre l’intitulé de votre colloque?

B.L.: Et pourtant on se doit de faire avancer des projets artistiques avec un nombre de danseurs important! Quand on a une troupe, on a aussi la responsabilité de réfléchir à la reconversion des danseurs! Je me souviens de Béjart qui me disait qu’une de ses fiertés était d’avoir été chef de troupe quasiment tout au long de sa carrière, ce qui était pour lui plus important que le fait d’être chorégraphe.

DCH: Quels sont aujourd’hui les liens entre les danseurs et les CCN ?

B.L.: Les CCN jouissent d’une certaine liberté et il n’y a pas un CCN qui ressemble à un autre. Il y a une atomisation de ce qu’est une compagnie aujourd’hui, même du côté des ballets. D’une part les chorégraphes se nourrissent de la diversité des styles que leur apportent les danseurs qui travaillent dans d’autres troupes. D’autre part il y a des ballets qui offrent aux danseurs une grande diversité chorégraphique. En un quart de siècle, la notion de ballet a tellement évolué que le fait d’appartenir à une troupe de ballet ne signifie plus être enfermé avec tel ou tel chorégraphe.

DCH: Etant donné que la durée d’un mandat de directeur de CCN est, théoriquement, limité à dix ans, il se pose le problème de prévoir, ou de mieux prévoir, dans le parcours d’un chorégraphe, l’après-CCN.

B.L.: Dans l’après-CCN d’un chorégraphe se pose forcément la question de la conservation de son œuvre. Le passage d’un chorégraphe directeur à un autre inclut aussi le passage à une nouvelle équipe qui tente de faire oublier la précédente.  Il y a une part de culture chorégraphique qui disparaît. C’est un vrai souci.

Propos recueillis par Thomas Hahn

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