Bengoléa/Chaignaud : « Pâquerette »
La danse rien que la danse, de la pulsion à la sensation.
Cécilia Bengoléa et François Chaignaud nous ont présenté une leçon de danse. Que voit-on ? La distinction de l'être et de l'apparence ne détermine pas la question. L'être est apparence. Et il faut choisir entre les apparences. Quand le public entre dans le studio les deux interprètes sont déjà "placés", accroupis au sol, revêtus de deux magnifiques robes longues faisant des plis en nappe sur l'ocre plancher. Bleu nuit pour Bengoléa, jaune clair pour Chaignaud. Aucun effet lumineux ne renforcera les points de scintillance des deux apparences. Une lumière égale de plein feux baignera les deux protagonistes tout au long de la pièce.
Le public entre et Chaignaud sourit parfois. Accueille-t-il ainsi les gens ou ne sourit-il à personne, le spectacle ayant déjà commencé. Ainsi Chaignaud dans la durée de la chorégraphie présentera parfois deux apparences en même temps. D'habitude dans un théâtre, une même proportion détermine l'espace attribué au spectateur et aux danseurs. Ici cette distribution s'inverse : la plus grande partie du studio revient aux interprètes. Le public se situe en fonde de scène. La danse rien que la danse.
Chaignaud et Bengoléa ne se redressent pas immédiatement. Commence une danse sur place : de petites et fugitives mimiques au visage, sourires, baillements, soupirs, sommeil (même le sommeil est un mouvement) s'associent à des lignes ascendantes et descendantes qui étirent et plient le corps. Ce sont de lentes lignes inorganiques, plastiques qui rappellent celles qui traversent Valeska Gert quand elle interprète La mort. Une détente générale soutient, supporte toutes les tensions du corps.
Aucune pâquerette n'apparaît à l'horizon. Mais une atmosphère de pâquerettes se diffuse dans l'invisible prairie du studio. Selon François Noel (Dictionnaire étymologique) pâquerette viendrait de l'ancien français pasquier (pâturage). La pâquerette est une fleur de la vie quotidienne pour un temps quotidien. Qu'est-ce qui passe sur le visage de Chaignaud et de Bengoléa avec les mimiques du début de la pièce ? C'est le temps quotidien, le temps musical, avec ses modulations incessantes. "La pâquerette n'est pas une fleur, c'est un bouquet de fleurs" (Anne-Marie et Jean-Marc Drouin, philosophes des fleurs et des insectes).
A ce moment précis du spectacle rien de saillant ne s'expose. Les danseurs évoluent dans un espace presque quelconque avec des gestes presque quelconques. L'élasticité, la douceur, parfois inquiétante, donnent le tempo. Peu à peu les danseurs retirent leur robe, se lèvent. Ils sont nus avec un godemichet dans l'anus. Ils sont nus mais autrement vêtus. De quoi sont vêtus Chaignaud et Bengoléa ? De mouvements. La danse rien que la danse. Le godemichet est un trompe l'oeil. Il scintille. C'est un cristal. Chaque mouvement de danse déjoue l'oeil voyeur qui glisse, ne trouve aucune prise. Le godemichet à chaque instant est destitué de son attraction, de sa forme spectaculaire. Il occupe une place faible. D'où vient l'irisation qui enveloppe celui-ci ? De la lumière épidermique des corps. Le godemichet ne pénètre plus l'anus, il incorpore le corps, devient un organe de mouvement. Quand Chaignaud plonge son visage dans l'entrecuisse de Bengoléa, il n'accomplit pas d'acte sexuel. Ils échangent leur souffle, créent un troisième corps, avec un rapport bouche-anus. Jérome Bosch et Jacques Callot, l'un dans Le jardin des délices l'autre dans La tentation de saint-Antoine présentent deux figures où l'anus de deux personnages picturaux joue du cornet. Le trait commun à ces postures c'est le souffle vital, la musique et la vie quotidienne.
Il existe un deuxième trompe l'oeil. C'est la pulsion. Parfois une pulsion passe dans le regard, une pulsion noire mais fugitive. Ici la pulsion ne s'installe pas. Ne contracte pas le corps du prédateur. Chaignaud et Bengoléa opérent ce travail de danse extraordinaire : prélever quelques pulsions sur leur "milieu naturel", leur zone de désert organiques et les intégrer dans des courants de sensations. Ces pulsions sont ainsi désaffectées, vidées de leur morsure et seulement "citées" dans le mouvement. Les deux danseurs retournent le courant naturaliste exprimé par Stroheim, Buñuel et Pina Bausch.
Entre la pulsion et la sensation existe une différence de nature. La pulsion appartient à un monde où les mouvements son fragmentaires, destructeurs, glaciaux, sous une apparence normale (pulsion anale, sexuelle, alimentaire). La sensation, pure couleur, pur mouvement, compose le double incorporel du corps. Ce que Cézanne appelle "le corps de sensations". C'est de ce noyau que montent les lignes ascendantes pressenties au début du spectacle. Cest vers ce noyau qu'elles descendent. Ce sont des lignes sans point, des mouvements purs. La danse, rien que la danse. Quand Chaignaud et Bengoléa marchent côte à côte, il dépose doucement sa main sur ses fesses, c'est un geste de danse, loin d'une grossièreté qui actuellement se présente comme une liberté, la liberté de la servitude (on dit "mettre la main au panier").
On ne passe pas directement du corps organique au corps de sensations. Car l'un se situe dans l'espace et l'autre agit dans le temps. Le danseur existe à la fois dans le temps et dans l'espace. Cela exige de l'audace et de la patience.
Dans L'évolution créatrice, en 1927, Henri Bergson distingue l'antique conception scientifique du mouvement et la conception moderne : '"la science antique croit connaitre scientifiquement son objet quand elle a arrêté des moments privilégiés au lieu que la science moderne le considère à n'importe quel moment" (p.357; éd. Alcan). Les points privilégiés d'un corps (haut, bas, tension extrême, chute finale) cèdent la place aux points quelconques. Mais ce n'est pas encore la danse. Il ne suffit pas de relier un point de l'omoplate à un point du mollet, la bouche à l'anus. Le point quelconque appartient encore à l'espace. Comment passer de l'espace au temps, de la physique à la métaphysique des corps ? Cézanne, D.H. Lawrence, Bacon parlent à ce sujet de "catastrophe", d'affaissement. La danse moderne et ce spectacle en particulier, trouvent des passages imperceptibles. Traverser les gravitations organiques pour accéder au noyau d'air du corps de sensations. Les points quelconques chutent dans les lignes d'air et de lumière. Le point quelconque inclut la ligne et devient accent, force de bifurcation. Le mouvement existe toujours par en dessous.
Avec Pâquerette le temps rend visible l'espace. Et l'illumine. En regard de la nouvelle conception du mouvement, Bergson disait qu'il manquait une métaphysique. "Elle sera faite à plusieurs" annonçait-il. Il se pourrait que cette nouvelle métaphysique du mouvement se soit développée du début du 20ème siècle jusqu'à nos jours en dehors du discours philosophique. La danse moderne, la peinture, le cinéma, le nouveau roman, ont donné des figures à cette métaphysique du mouvement. Cécila Bengoléa parle "de faire changer le regard sur le corps, dans un sens métaphysique." (brochure CND, février2017).
Bernard Rémy
Vu au Centre national de la danse le 29 février 2017.
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