Au Festival de Marseille, une « Unruhe » très « Hors du monde »
Les créations de Nolwenn Peterschmitt et Taouifik Izeddiou ont résonné avec les émeutes urbaines, tout juste apaisées.
A quelques mètres du Théâtre Joliette, face aux Docks, la carcasse calcinée d’un car rappelle la fureur des jours passés. Il est difficile de se mettre « Hors du monde » à Marseille ces jours-ci. Et pourtant, tel est le titre du duo danse-musique présenté par Taoufik Izeddiou qui envoie dans l’arène le danseur Hassan Oumzili, face au guitariste Mathieu Gaborit aka aYaTo. Un barde à la guitare électrique style vieux rocker qui a les cordes légèrement célestes jusque dans son dialogue final avec les qarqabous, ces castagnettes traditionnelles de la musique gnaoua. Une belle rencontre musicale qui permet à Oumzili de terminer son voyage imaginaire en tournant sur un seul pied, tel un derviche.
La présence des deux, tout de rouge vêtus est aussi flamboyante que leurs costumes. Et si la couleur semble vouloir suggérer une élévation spirituelle, on n’en fera pas la même lecture à l’issue d’un tel épisode de jours de colère populaire, dans une ville qui a la gueule de bois. Dans la danse d’Oumzili aussi, la rage est palpable, dans les mouvements légèrement saccadés, quand le bassin descend d’un cran et le danseur sautille tel un boxeur, les poings serrés mais pointant vers les cieux. Izeddiou l’amène dans des aventures donquichottesques et le transforme même en Rossinante piaffante, mais lui offre aussi des moments de légèreté et de plaisir et un flirt avec l’Andalousie, où le duo danseur-guitariste relève de la plus pure tradition flamenca.
Et puis, un énorme tissu sert de turban et finit par envelopper la tête entière. Cette boule rouge devient une fleur, un cocon, un lieu de transformation après une longue traversée. L’apaisement fait du bien à cette ville, et on aurait aimé voir Hors du monde sur la voie publique, là où beaucoup de vitrines arborent aujourd’hui du bois aggloméré. Car la beauté de ce dialogue réside aussi en sa capacité à fédérer un public de toutes les couleurs, états et âges, tel qu’il était venu au Théâtre Joliette et a ovationné le trio, Izeddiou ayant lui-même fait sonner les qarqabous. Belle démonstration qui souligne que l’art, en ces temps agités, n’a pas besoin de tenir de grands discours. Il a juste besoin d’exister et d’être visible.
Galerie photo © Thomas Hahn
Groupe Crisis et fièvre dansante
Prenant la relève dans la soirée, Nolwenn Peterschmitt ne croyait pas si bien faire en proposant à Marseille avec son Groupe Crisis – comme s’il était nommé pour l’occasion – un retour sur une certaine fièvre dansante, survenue à Strasbourg en 1518. Selon les témoignages, cette épidémie dansante aux causes inexpliquées avait entraîné des centaines de personnes dans une choréomanie délirante, sur la voie publique, si bien que les autorités finirent par déporter tous ces agités hors de la ville, direction banlieue comme on dirait aujourd’hui.
Et si elle n’est pas la première à s’intéresser à l’événement et on pourrait même parler d’une épidémie de spectacles essayant de revivre cet état tumultueux et libérateur, ou du moins de lui rendre hommage, le plus troublant est de voir la chorégraphe appeler son invitation à la fièvre dansante Unruhe, ce qui désigne un état d’agitation. Originaire d’Alsace, elle ne devrait cependant pas ignorer qu’on peut mettre ce mot au pluriel : Unruhen, terme qui désigne les émeutes urbaines.
Galerie photo © Pierre Gondard
Pourquoi dansons-nous ?
Au Parc de Longchamp, en haut du Musée des Beaux-Arts, Peterschmitt se montra incroyablement rusée. Là où tout autre chorégraphe aurait commencé par une forme de spectacle pour inviter le public à rejoindre les danseurs dans un bouquet final, elle commença par la fête, en mode bal et en chaînes humaines, de toute évidence préparées avec des amateurs. Ce n’est qu’après ce tour de chauffe que les professionnels de la compagnie, à l’écrasante majorité féminine, se jetèrent dans leur danse de Saint-Guy. S’agitant comme pour disloquer leurs corps et jeter leurs bras sur un brasier, elles tombèrent leurs tenues dans une fièvre libératrice qui avait l’air d’être bien réelle.
Il s’agit d’interroger pourquoi nous dansons, d’où nous vient ce besoin vital et pourquoi la danse fait peur, expliqua la chorégraphe avant d’inviter le public sur le plateau au-dessus du musée. Bien sûr, la réponse à ces questions reste aussi incertaine que l’explication de la fièvre dansante de 1518. On soupçonnait l’effet d’une drogue, d’une constellation astrale ou d’une épidémie virale.
Par contre, quand Peterschmitt demande quant à notre monde actuel « De quoi aurions-nous besoin de guérir, ensemble ? », les réponses ne sont que trop évidentes, nombreuses, embarrassantes…
Et la méthode ? Une clé peut-être, en réinterprétant l’adage de Pina Bausch : « Dansez, dansez, sinon nous sommes perdus ! » Danser devant les mairies, en hip hop, krump etc., jusqu’à ce qu’un vrai dialogue puisse se créer, jusqu’à ce qu’on redéfinisse les rapports entre centres et périphéries, ségrégation devenue synonyme de hiérarchie sociale. Et puis, dans quelles conditions une fièvre dansante (et non : pillante) peut-elle encore se produire ? Celle de Peterschmitt fut trop bien organisée pour y répondre. Mais envoûtante, elle était.
Thomas Hahn
Festival de Marseille, le 5 juillet 2023
Hors du monde
Chorégraphe : Taoufiq Izeddiou
Création sonore : Mathieu Gaborit aka aYaTo
Création lumières : Ivan Mathis
Régie : Marine Pourquié
Danseur : Hassan Oumzili
Musicien : Mathieu Gaborit aka aYaTo
Unruhe
Mise en scène : Nolwenn Peterschmitt
Assistante à la mise en scène : Caroline Loze
Interprétation : Vladimir Barbera, Ana Bogosavljevic, Julie Cardile, Naomi Fall, Laurène Fardeau, Pablo Jupin, Juliette Otter, Nitya Peterschmitt, Martina Raccanelli, Adrienne Winling
Musique : Thibaut de Raymond, Thomas Delpérié
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