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Amateurs sur deux versants au festival A corps

Vers où peut conduire un travail de chorégraphe auprès d'amateurs ? A tout et son contraire : la dérive, dans la pièce Gala de Jérôme Bel ; un sommet, dans 22, de Mickaël Phelippeau.

La pièce Gala, de Jérôme Bel, a ouvert le festival A corps, à Poitiers, deux soirs de suite devant deux salles combles et enthousiastes. Avouons-le : on a d'abord partagé cet enthousiasme. Vingt performeurs interprètent Gala. Dont presque trois quarts d'amateurs. C'est peu de dire – au moins en ce qui concerne l'occurence poitevine – que ces danseurs d'un soir se livrent avec une joie épatante et communicative.

Pendant toute une grande partie du spectacle, ils sont tenus de reproduire des figures conventionnelles de la danse savante. Chacun s'y consacre tour à tour à sa façon, en fonction de ses caractéristiques d'âge, de morphologie, d'aisance spontanée, de bagage culturel, etc. S'en dégage quelque chose de foncièrement émouvant, de fortement expressif, quant à la qualité d'intention avec laquelle chacun investit son geste. Démonstration concluante : il n'y a pas qu'une seule manière canonique, basée sur des critères virtuoses, pour apprécier l'exécution d'une pirouette ou d'une grande diagonale sautée. Chaque essai fait événement, par singularité personnelle, intelligence de présence, et valeur de partage.

Dans cette première partie surnagent quelques beaux restes de ce que fut, en son temps, le Jérôme Bel génial pionnier de la déconstruction de la représentation spectaculaire. Par exemple, Gala s'ouvre sur sept minutes d'un diaporama de vues géantes de diverses salles de spectacle vides. Ces images sont projetées à même le rideau de scène. Quand celui-ci vient à s'écarter, quand la scène véritable du Théâtre Auditorium de Poitiers s'offre à l'action des danseurs et aux regards des spectateurs, alors ces derniers doivent consentir un réglage de leur niveau scopique, pour raccrocher la nouvelle situation. Dans quels rêves d'absence étaient-ils partis, pour devoir relancer à présent le réel restauré de la machine à rêves ? Beau paradoxe.

S'enclenche alors la série de mise à l'épreuve de divers modèles esthétiques canoniques de la danse instituée, à travers la reprise par des amateurs (comme on l'a déjà évoqué). Ce dispositif critique fait son œuvre. Les certitudes installées s'en trouvent ébranlées. Une déstrabilisation est au rendez-vous, salutaire. Un seule exemple : on commence par rire de bon coeur avec un amateur qui tourne ses propres limites en facéties. Mais on se pose un peu la question au moment de rire des limites d'un octogénaire bien tassé. On rentre enfin en crise éthique, au moment de s'auto-censurer devant une jeune fille trisomique. Tout cela fait sens, quant à l'exploration de la construction sociale dans l'ordre du spectacle.

Puis la pièce bascule. Nouvelle consigne. Cette fois, chacun des interprètes amateurs est invité à produire sa propre danse. Et le reste du groupe l'imite en choeur. A force de répétition du dispositif, peu à peu s'installe un solide parfum de fête à neuneu. Jérôme Bel renonce à son travail, qui serait de faire dramaturgie. Il n'en manipule pas moins le spectateur, persuadé de la pure spontanéité des situations, quand en fait, le casting amateur a été recruté selon les critères stricts d'un panel de typicités téléphonées (un monsieur très âgé, une dame en fauteuil roulant, un jeune virtuose de danses urbaines, une jeune fille trisomique, etc). Un miracle poitevin aura voulu qu'Anthony Merlaud, technicien du spectacle très proche de la danse, sauve cette situation en libérant sa vocation (à peine) refoulée de performeur queer.

Sans quoi, l'idée que toute danse vaut par elle-même débouche sur la paresse d'une exaltation de la seule joie de danser, et d'être de Poitiers, et pourquoi pas français. Gala entre en série avec d'autres pièces (Cour d'honneur au festival d'Avignon en 2013, Tombe à l'Opéra de Paris en 2016), dans lesquelles Jérôme Bel n'interroge pas tant les conventions de la représentation spectaculaire et des institutions qui s'y vouent, et s'en tient à la simple exposition du vécu spectateur et/ou amateur. Le résultat oscille alors entre manipulation cynique (peu ou prou tout se vaudrait dans le grand naufrage post-moderne), et relents populistes (mon public adore ça et il a forcément raison).

Il n'y a rien là pour altérer la position d'excellence du festival A corps, devenu grand référent pour le croisement entre, d'une part, les esthétiques les plus actuelles qui questionnent le corps, et d'autre part les approches amateurs à haut niveau d'exigence. Chaque année, cela culmine dans la pièce des étudiants de Poitiers, pour laquelle l'enseignante Isabelle Lamothe s'associe, une année durant, avec un chorégraphe invité, de premier plan. En découvrant 22, ainsi conçu par Mickaël Phelippeau, on s'est pris à songer à la portée d'un mouvement potentiel de "Danse universitaire", encore à construire, à l'instar de ce que le "Théâtre universitaire" fut dans les années 60 et 70, ensemençant un renouvellement générationnel des esthétiques dramatiques dans l'Hexagone.

22 n'indique ici que le nombre d'étudiants engagés dans ce projet. Or un tel chiffre défie la spécialisation de Mickaël Phelippeau dans l'art du portrait chorégraphique individuel ; sinon en binôme. Justement : 22 met en abîme, d'une part la performance toujours déjà autofictionnelle de toute corporéité singulière investie sous les regards, d'autre part les emprunts portraiturés des traits de l'un par un partenaire autre en binôme, enfin des effets de contagion qui tendent à produire un portrait de groupe.

 

Impossible de décrire ici par le menu fourmillant tout ce qui émaille 22, et l'érige en pièce très importante. L'effectif géant s'engage en une grande boucle de vague et ressac incessants sur l'immense plateau du T.A.P.. Cela soulève un espace géant des possibles. Tous les matériaux qui se croisent là, émanent directement des inventions des étudiants. On notera vite que leur bande son aurait pu être plus économe.

Ce reproche posé, on garde en mémoire une stupéfiante capacité à manier le trait vif du croquis, le contre-pied sagace de la pertinence et de l'impertinence, parfois le questionnement grave des destinées, personnelles, collectives. Il en va d'évoluer patiemment sur les fesses en marche arrière. Ou à quatre pattes, à deux interprètes front contre front. S'avancer obstinément dans une broderie cérémonielle des seules mains qui s'animent. De façon incongrue, entrebailler sa ceinture pour scruter gravement le fond de sa culotte. Sinon relever son tee-shirt, et finir par l'ôter, mais avec une onction qui érige ce geste quotidien en emblème libérateur.

Etrangement, sans que leurs interprètes ou auteurs aient chronologiquement pu se concerter, on retrouvera ce motif du tee-shirt enlevé, dans plusieurs pièces de cette programmation. C'était comme un signe de ralliement secret, par où s'émanciper de la banalité de l'ennui oppressant. Question des seins nus féminins incluse.

Une formidable puissance empreint 22, qui brasse en profondeur sous ses dehors enjoués. Cela jusqu'à conduire toute la salle à soudain se mettre à hurler, dans on ne sait quel mélange de colère et de goût pour la liberté. Les résonances trament cette pièce composée dans la dilution, le détour et la déteinte. Elle a pu sembler un soulèvement des corps jeunes en devenir, combien réparateur, dans une époque abandonnée aux passions funestes du religieux doctrinaire, nostalgie du temps des colonies, et culture sociétale de banquier.

Il fallait que ce flux charrie son propre signe perturbateur. On voulut le reconnaître dans la présence de Claire Servant sur ce plateau. Cette grande dame de la danse contemporaine française, interprète emblématique de Régine Chopinot en son temps, affiche à son compteur quatre décennies de plus que le restant de la distribution de 22. Son action à rebours parmi cette jeunesse, venait briser les assignations de l'âge, pour enfourcher un art perpétuellement en devenir. C'était comme un cri muet, quand on sait par ailleurs que cette artiste, sans qui le paysage chorégraphique de Poitiers ne serait pas ce qu'il est, compte parmi ceux que les logiques comptables de l'administration culturelle veulent pousser aujourd'hui vers la relégation de l'oubli et la violence du déclassement social. Notre temps, en somme.

Ainsi 22 fait signe fondateur dans son époque. Par exemple, on songea au May B de Maguy Marin en 1981 (tiens, quelle date!), où l'on sondait aussi les fonds de culottes, pour y chercher, qui sait, ce que seuls les corps disent, de plus fort que les bulletins au fond des urnes. Insurgez-vous !

Gérard Mayen

Spectacle vu le mardi 11 avril 2017 au Théâtre auditorium de Poitiers, dans le cadre du 23e festival A corps.

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