Akram Khan surprend avec « Toro »
Premier à fouler les planches de l’Espace Cardin en nouveau fief du Théâtre de la Ville, Akram Khan a présenté un théâtre musical dansé, au-delà de Torobaka.
En appelant Toro ce soi-disant solo à partir de Torobaka, Akram Khan nous met face à un paradoxe zoologique. Dans le duo créé en 2014 avec Israel Galván, les animaux « sacrés » de leurs cultures respectives donnèrent le titre: La vache pour la culture hindoue, le taureau en Andalousie. La logique aurait voulu que dans un solo conçu à partir de là, Akram Khan revendique la vacca. Mais il se présente en Toro.
Qu’est-ce à dire ? En fait, il danse toujours un duo. Galván a beau être absent physiquement, il est entré dans la danse d’Akram. Car Khan crée ici une double surprise. Primo, il se présente dans la forme de sa vie, plus agile que jamais: Félin, rapide et percutant, explosif et fin à la fois. Plus proche d’un taureau que d’une vache, en effet. Quand il s’y met, il danse pour deux. Deuxio, Toro n’a rien d’un duo dont on aurait retiré une composante comme on servait, il y a vingt ans, dans les restaurants un plat « végétarien » en retirant la viande de l’assiette. Rien à voir!
Joutes théâtrales
Au contraire, Toro est l’accomplissement de Torobaka, où les deux s’ouvraient, un peu, à la danse de l’autre. Rien à voir non plus avec un solo accompagné de musiciens. Toro regorge de belles surprises. Dans Torobaka, on s’amusait déjà des burlesques prises de bec gestuelles, opposant Khan ou Galván aux maîtres musicaux et vocaux de cette cérémonie agitée. Aujourd’hui, le degré de complicité atteint entre eux et Khan permet d’estomper toute hiérarchie artistique. Le spectacle, quoique divisé en tableaux avec et sans Akram, tisse une matière plus organique encore que le duo de départ.
Dans Toro les musiciens sont partie prenante d’une scénographie vivante, et ils peuvent déployer tous leurs talents. On s’amuse ensemble, et c’est Bobote qui fait le lien entre musique et danse, prenant d’abord, face à Khan, la position du maître actuel de la galaxie flamenca. Car, ne l’oublions pas, Bobote était danseur autant qu’il est aujourd‘hui le champion des palmeras.
Parodies et authenticité
Christine Leboutte, vocaliste d’exception à la présence scénique fulgurante, ne se prive pas d’une parodie de danse flamenca. Avec Bobote elle se livre des joutes pleines d’autodérision, et B C Manjunath sait faire de même, à travers ses percussions. Les univers musicaux sont largement ceux qu’on avait appréciés dans Torobaka, des polyphonies corses au contemporain qui évoque l’univers de Georges Aperghis. Mais entre la danse, le théâtre et la musique, le lien s’est approfondi.
Quand Khan passe au centre, il fusionne la fluidité du khatak avec le geste chirurgical de Galván, dont il garde aussi les chaussures blanches, déjà adulées dans Torobaka. Et ce n’est que vers la fin qu’il porte les clochettes aux pieds. Face à Galván, il jouait un rôle. Ici, maître d’un univers créé par ses soins, il fait jaillir chaque instant du plus profond de son âme et de son corps.
Fusion et avenir
Dans Toro, toute idée d’un duo de vedettes composé pour augmenter le glamour de la danse s’est évaporée au profit d’une authenticité palpable à tout instant. Cette évolution est à la fois surprenante et naturelle. La fusion est plus facile quand on en contrôle toutes les donnes par son propre corps. Mais le défi était énorme quand, en février 2016, Khan a dû réagir à une blessure au genou de Galván, survenue au cours de ses représentations de FLA.CO.MEN au Théâtre de la Ville, (lire notre article]. La réussite de cette recréation montre donc toute la souplesse et le génie artistique de Khan.
Aujourd’hui, Galván ne semble plus songer à reprendre Torobaka, selon son site web qui annonce « non disponible » pour cette pièce, comme par ailleurs pour Lo Real qui avait fait des vagues politiques, pour La Curva et El Final… Il laisse donc le bébé à Khan qui a pris le taureau par les cornes et a tout gagné, à commencer par une condition physique à toute épreuve. On le vérifiera volontiers dans Until the Lions, programmé par le Théâtre de la Ville et La Villette du 5 au 17 décembre, à la Grande Halle. Et il est étrange de se dire que Khan flirte aujourd’hui publiquement avec la fin de sa carrière de danseur, annonçant qu’il se retirera largement de plateaux à partir de 2018 (1).
A l’Espace Cardin, à la fin de son spectacle inaugurant ce plateau et cette salle, très agréable au demeurant, pour le Théâtre de la Ville, il a pris la parole pour dénoncer le Brexit et souligner l’importance des rencontres et échanges entre les cultures à travers l’art. « Il est important de bavarder d’humain à humain, c’est ce qui nous distingue des animaux. C’est important pour notre avenir et pour nos enfants », dit-il, lui-même père de deux jeunes enfants.
Thomas Hahn
Vu à l’Espace Pierre Cardin, le 25 novembre 2016
Danse : Akram Khan
Musique : David Azurza, Bobote, Christine Leboutte, B C Manjunath
(1) The Guardian, 8 janvier 2016
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