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« Air-Condition » par le Ballet de Lorraine

Un saut dans le vide, sur les traces d’une pièce-fantôme esquissée par Yves Klein.

Le projet ne pouvait que plaire à Petter Jacobsson et Thomas Caley : Construire une pièce contemporaine à partir d’éléments et de traces de l’histoire de la danse, ou, mieux : de l’histoire de l’art. Car il n’est pas certain qu’on puisse attribuer les écrits d’Yves Klein de 1954, qui esquissent l’idée d’un ballet, à l’histoire de la danse. Après tout, cette œuvre – qui devait s’appeler La Guerre (de la ligne et de la couleur) – n’a jamais vu le jour des projecteurs. 

La liberté des revenants

Depuis leur arrivée au CCN Ballet de Lorraine, Jacobsson et Caley ont donné des couleurs fraîches à des œuvres oubliées, ont fait appel à des revenants chorégraphiques – des Ballets suédois à Merce Cunningham – tout en leur laissant la liberté de se réinventer. Sur ce chemin qui contourne les dangers de la reconstitution, ils ont introduit de plus en plus d’autonomie à la création, jusqu’à travailler, pour Air-Condition, à partir de la pure vision d’une œuvre fictive.  

C’est par ailleurs Emma Lavigne, à l’époque directrice du Centre Pompidou Metz, qui avait retrouvé les notes de Klein et pris contact avec les directeurs du Ballet de Lorraine pour leur suggérer un travail à partir de la vision de Klein. L’idée tomba au bon moment pour prendre le relai du travail de Jacobsson et Caley sur Four Walls  de Merce Cunningham et John Cage (lire notre critique). Cette pièce donnée une seule fois en 1944, qui avait disparu par la suite, leur inspira, en 2019, la création For Four Walls. Avec Air-Condition, l’idée d’une pièce qui en contient une autre trouve probablement son apogée. Car il sera difficile d’aller plus loin dans l’idée de créer une pièce concrète à partir des traces d’une pièce fantôme. 

A la recherche de l’esprit Yves Klein

Pièce fantôme, mais tout de même identifiable, selon les chorégraphes : « Bien que le manuscrit soit incomplet et qu'il n'ait jamais été mis en scène, [Klein] disposait clairement d'intentions musicales, visuelles et scéniques… », écrivent-ils. Pour cette création avec l’ensemble de la troupe du Ballet de Lorraine, ils se sont aussi inspirés du célèbre Saut dans le vide d’Yves Klein, immortalisé sur photo en 1960, ainsi que du fait que l’artiste était un judoka confirmé. Pour cerner plus encore l’environnement kleinien, ils ont en plus fait appel, pour la musique, à Eliane Radigue, pionnière de la musique électroacoustique, qui avait épousé en 1953 le plasticien Arman, complice artistique et grand ami de Klein. Tous réunis, allaient-ils faire revivre l’esprit Klein ? 

Plutôt qu’une sorte d’exposition vivante, cette pièce est un hommage à partir des univers de chaque artiste qui y met son grain, dont Tomás Saraceno. Le célèbre plasticien et activiste en matière de changement climatique signe une scénographie prenant la forme d’une œuvre vidéo abstraite réalisée en noir et blanc. Ces ombres mouvantes sont un véritable personnage de la pièce, qui évoque peut-être des fantômes, et plus tard, avec plus de certitude, une éclipse solaire. L’ombre de Klein ? 

Galerie photo © Laurent Philippe

Sauter dans le vide

Air-Condition déjoue toutes les attentes saturées de bleu intense avec lesquelles on pourrait aborder une pièce consacrée à l’inventeur de l’IKB (International Klein Blue). Des costumes aux lumières, on ne croise ici pas l’ombre d’une couleur ! Si guerre il y avait, dans le sens d’un affrontement jiu jitsu, les lignes l’emporteraient - sur toute la ligne ! Le saut dans le vide prolonge les traits chorégraphiques, ceux dessinés par Saraceno et les trajectoires des cordes tendues à travers le plateau. Et les danseurs traversent l’air jusque dans la fosse d’orchestre, autrement dit, un abîme qui ouvre grand les sphères du néant.

Quand les premiers danseurs se jettent ainsi dans le vide, ils semblent se dissoudre en l’air. On voudrait d’abord croire à une illusion d’optique, mais plus le temps passe, plus ils déclinent leur disparition. Certains la savourent en beauté, d’autres tombent comme abattus par un tireur d’élite. L’un après l’autre, ils s’éclipsent en se jetant dans la fosse, avalant l’instant même de leur disparition. Aussi le spectaculaire éclate dans les espaces-temps les plus éphémères, tel un ultime hommage à Klein, passionné par l’éphémère jusqu’à aborder l’art comme rémanence de l’immatériel. Et au fond, dans toute sa puissance, une ardente éclipse solaire avale l’espace, puis le restitue dans l’éternité du noir et blanc.

Galerie photo © Emilie Salquebre

Mais si ces sorties de scène bouleversent nos sensations spatiales et temporelles, on a été tout aussi surpris, au début, par les entrées individuelles et collectives en roulades. Empruntées aux arts martiaux, ces culbutes font en même temps référence aux anthropométries, les célèbres performances, d’abord développées à l’aide d’un ami judoka, rite contemporain où des modèles peignèrent avec le corps nu, en bleu IKB. De l’Anthropométrie n°102 intitulée L’Architecture de l’air à Tomás Saraceno et ses Songs for the AirSounding the Air et autres Free the Air  en plein Aerocene, ère proclamée par l’artiste d’origine argentine (comme Klein proclama l’Epoque bleue) il n’y a qu’un saut dans le vide, micro-instant dans un espace infini. 

Thomas Hahn

Vu le 14 novembre 2021, Opéra de Nancy

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