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« 3 Works for 12 », d’Alban Richard pour le CCN de Caen

Alban Richard connaît la musique, à tous les sens du terme… Preuve dans ce 3 Works for 12 qui, sous l'apparence d'une ode à la musique des années 1975-1976, parle singulièrement d'aujourd'hui et de ce que signifie, hic et nunc, l'idée de faire collectif. 

Ne pas se tromper : avec un chorégraphe aussi attentif à la forme qu'Alban Richard, tous les détails comptent. Or, pour s'appuyer sur trois partitions distinctes ayant conservé leur titre initial, cette pièce porte un titre propre et unique, soit 3 Works for 12, ce qui peut s'entendre comme « trois travaux pour douze »… Trois tâches, donc, à réaliser pour un ensemble de danseurs dont le nombre est fixé par l'origine du projet, sur laquelle il faudra revenir… 

Mais pour le moment, constatons d'une part que les danseurs, entrés, ne sortent plus ; que pour minimaliste qu'il soit (vaste construction lumineuse suspendue au centre de l'espace ; 3 genre de flight cases noirs à cour) un décor unifie les trois parties ; que les costumes évoluent (habillage à vue) mais tous les danseurs n'en changent pas nécessairement d'une partie à l'autre. Donc, il nous faut tenir 3 Works for 12 pour une pièce unique composée de trois parties dont la première préexistait au projet et fut complétée : la composition des deux pièces adjointes venant dès lors en manière de complément pour une création récente (octobre 2021, donnée dans le cadre du festival Musica à la Filature de Mulhouse).

Ainsi tout provient de Hok, pièce qu'Alban Richard compose pour le Ballet de Lorraine, sur cette musique étonnante de Louis Andriessen, lui-même personnage non moins étonnant. Opposé à l'idée même d'orchestre, il avait composé ce Hoketus, en 1976, pour 2 cornemuses, 2 saxophones altos, 2 guitares basses, 2 pianos, 2 pianos électriques, 2 congas… Instrumentarium pour le moins original mais qui a l'avantage de dégager la puissance d'un grand ensemble sans phalange orchestrale… Et Hoketus appartient de plein droit à cette musique minimaliste américaine où le discours avance par micro-variations elles-mêmes fondues dans la répétition.

Chorégraphiquement, ce Hok initial ressemblait à une sorte de Fase de Keersmaeker (1982) pour un grand ensemble et qui aurait déjà tiré les conséquences de la post-modernité : La ligne des danseurs, tous à l'unisson, se démembrant en sous-ensemble soigneusement à l'unisson et sur place jusqu'à se mettre en marche, voire en course, pour retrouver l'ordre et l'harmonie bien organisée de la ligne initiale. Une boucle qui de variations en variations affleure le chaos et revient à ladiscipline avec ce que cela peut avoir de subrepticement coercitif. Mais leBallet de Lorraine a cessé de donner cette pièce, qu'Alban Richard a donc repris pour le CCN de Normandie sans la modifier significativement, sinon les costumes. A ce premier élément, le chorégraphe joint deux pièces, elles-aussi adossées à deux partitions de deux compositeurs singuliers des années 1975-1976 : Brian Eno et David Tudor ; et ces deux œuvres semblent partager une vision singulière du retour à l'équilibre. 

La première, Fullness Of Wind, variation sur le Canon de Pachelbel, pose symboliquement la musique au centre via une enceinte descendue au milieu du plateau, avant qu'elle ne s'efface devant la noria des danseurs qui, partant du collectif (tous en bas de jardin) se dissocient en petits groupes attirés par une manière de dislocation généralede l'ensemble. Tout se passe dans une grande douceur, dans l'atmosphère très « ambient music » dont on rappellera qu'Eno fut l'ardent promoteur. Tous restent dans une rythmique commune, mais le collectif est déjà fortement affecté. A cette nuance qu'à la fin, quelque chose demeure du groupe.

Avec la troisième, Pulsers de David Tudor, la cause est entendue. Sorte de tempête de sons rugueux voire violents, mais soustenant parfaitement le mouvement, la partition accompagne l'éclatement du collectif en une somme de personnalités toutes remarquables mais que plus rien ne rattache au groupe sinon une simultanéité de destins : tous finissent par se figer ensemble, ne cherchant plus même la fiction de l'apparence du groupe. 

Alban Richard ne conclut rien, n'assène rien. Cette pièce n'a rien d'un manifeste ni d'une proclamation mais elle constate par étape le délitement de l'idée de collectif au fur et à mesure que monte la puissance du contexte sonore : la fin d'une certaine idée du groupe dans le bruit général du monde… Et il est profondément significatif que ce soit par la douceur -au cœur de l'œuvre avec Brian Eno- que tout se joue. La ligne, arrangement discipliné du groupe, fait défaut malgré elle, remplacéepar la nébuleuse où se matérialisent les individualités. On peut trouver le propos un rien désespérant, mais en admirer la rigueur de la composition et l'intelligence profonde du propos. 

Philippe Verrièle

Vu à Chaillot – Théâtre National de la danse le 13 janvier 2022

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