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« This is unreal » de Liz Santoro et Pierre Godard.

Que nous réserve l'intelligence artificielle et quel rôle peut-elle jouer dans la création chorégraphique ? Dans This is unreal, Liz Santoro et Pierre Godard confrontent un corps réel à des mouvements conçus par une intelligence artificielle. On pourrait donc considérer ces gestes comme des artefacts, mais sont-ils moins authentiques pour autant ?

Liz Santoro se réinvente. Ou bien, délègue cette réinvention à une IA générative, lui offrant d’emblée un corpus de gestes et de mouvements issus de sa vie réelle et de son expérience de danseuse. Et l’IA lui a répondu par une danse qui lui ressemble et la défie en même temps. Les voies de l’algorithme sont-elles impénétrables ?

L’IA, par un étrange effet de distanciation quasiment brechtien, oblige Santoro à se transformer en un outil qui tente de rattraper sa propre image. L’exercice est vertigineux. Une centaine d’heures pour s’approprier huit minutes de mouvements dans lesquels ce corps devrait pourtant se reconnaitre comme dans un miroir, même pas tellement déformant. Une danse augmentée, sans passer par la réalité augmentée. Car non, il ne s’agit pas d’une proposition où le spectateur ait à s’équiper de casques VR.
Ces huit minutes de danse se lisent telle une scène d’exposition, voire de surexposition. Santoro se dédouble dans un silence très parlant, où rien ne trouble la vision d'un corps qui, sous les éclairages de Mélanie Rattier, paraît robotique et artificiel. Mais là où l'IA pointe vers un futur hybride, les bras de Santoro sont d’une apparence irréelle et son corps, vêtu d’une combinaison sépia, peut évoquer un automate du XIXe siècle. A moins qu’on n’y reconnaisse la Ballerine de Petrouchka. On attendait Santoro, portée par l’IA, sur un terrain futuriste. On la retrouve dans un grand écart entre les époques, esquissant un pas de deux entre le passé et le futur.

Aventures et autofiction

L’exposition rétro-futuriste arrivant à son terme, elle nous raconte sa vie. Non pas au présent, mais en remontant toute sa biographie, à partir de son enfance dans le Massachussetts, ses relations familiales, ses petits traumatismes. Puis, son expérience à la Boston Ballet School. Et déjà, ce constat qui définit sa relation à elle-même : c’est à la barre et dans le miroir qu’elle comprend qui elle est. En traversant ses souvenirs par la danse, elle remue inévitablement événements et émotions, ouvrant des portes occultes. Le résultat est une ambiance équivoque. « De faux souvenirs s’intègrent dans ma réalité », prévient-elle. Santoro danse une version transformée de son propre répertoire et ce faisant, crée et un personnage physique autant qu’une version fictionnellement augmentée d’elle-même, à la ville comme à la scène.

A partir de là, comment faire la part des choses ? Santoro a-t-elle vraiment été kidnappée et retenue dans un entrepôt à Vancouver, jusqu’à ce que ses ravisseurs se rendent compte qu’ils ne verraient jamais une rançon conséquente pour une chorégraphe contemporaine ? A-t-elle vraiment dansé dans une série de concerts de Madonna en oubliant tout de sa chorégraphie ? Il faut ici rappeler que le nom de la compagnie fondée par Santoro et Godard n’est autre que : le principe d’incertitude. Mais au moins une chose est certaine : La rencontre relatée entre Pina Bausch et Santoro, survenue en octobre 2025 autour d’un café, était une illusion. Elle l’avoue elle-même. Alors, l’IA a-t-elle mis ses doigts dans le récit autant que dans les gestes ? Santoro livre ses joies, ses traumatismes, son parcours de vie et d'artiste dans une autofiction qui cultive le même décalage avec le réel que les gestes composés par l’IA.

La pression monte

Et finalement, apparaît à l’écran une silhouette grise générée par l’IA, dans le rôle de l’impitoyable double dépassant son maître, tel un apprenti sorcier qui expose la danseuse à une concurrence qu’il faut bien qualifier comme déloyale. Car cette abstraction d’un corps dansant s’affranchit de tout ce qui pèse sur la condition humaine. L’avatar sans couleurs ni émotions ne connait ni organes, ni gravité, ni avenir, ni passé. Et l’absence de ce dernier est décisive. Rien ne plombe les pas de l’homme dans la vie autant que son vécu et ses traumatismes. Santoro et Godard proposent, en guise de parade, une version augmentée des anecdotes du passé par laquelle la protagoniste s’approprierait sa vie. A condition que la tentative concerne la véritable Santoro et non son avatar.

Jusqu’au bout, le récit biographique et artistique est parasité par les souvenirs d’enfance. Et on finit par comprendre que le studio de danse et la scène sont les seuls endroits permettant à Santoro de s’approprier son propre récit. C’est là qu’elle existe et devient réelle. « Je crée des objets qui sont invisibles, sauf pendant les représentations » explique-t-elle. D’où une fragilité accentuée. L’IA n’y arrange rien, au contraire. La pression monte puisque l’IA est parfaite, sans jamais s’en soucier. L’IA est libre comme la marionnette chez Kleist.

C’est assez effrayant en soi, et surtout pour l’artiste chorégraphique. De Santoro, l’IA livre un avatar furtif et abstrait auquel il est impossible d’ordonner quoi que ce soit. Face à l’IA, comment défendre notre authenticité ? Comment être soi-même ? « Arrête de vouloir bien faire », disait la Pina Bausch imaginaire à la Santoro réelle. L’IA lui dit l’exact contraire. Entre les deux, le grand écart mental s’est ici présenté sous la forme d’enjeux chorégraphiques. Il devient un enjeu tout court, pour tout le monde.

Thomas Hahn
Vu le 17 novembre 2025 (répétition générale) à l’Atelier de Paris CDCN

Conception, mise en scène, texte et chorégraphie · Pierre Godard et Liz Santoro
Musique · Pierre-Yves Macé (ainsi que Chopin, Mozart, Tchaikovsky...)
Espace, lumière · Mélanie Rattier
Costumes : Rezvan Farsijani
Interprète · Liz Santoro
IA générative · Léo Chédin
Stagiaire : Anaïs Vallières

28 et 29 novembre à la Scène de Recherche de l'ENS Paris-Saclay,  Gif-sur-Yvette

 

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