« Trança « de Thiago Granato
Trança, créé en 2016 en co-réalisation avec le théâtre de Nîmes et récemment présenté dans le cadre des Spectacles vivants au Centre Pompidou, a fait le 13 juin à 19h30 l’ouverture du 23e festival Uzès Danse.
La pièce, un solo, était donnée en plein air dans les jardins de l’évêché sur la terrasse du Belvédère, face au splendide panorama des collines gardoises. Artiste en résidence à la Maison CDCN Uzès Gard Occitanie, son concepteur et interprète, Thiago Granato, est soutenu par le programme culturel franco-allemand ETAPE-DANSE, avec l’appui du ministère de la culture. Né au Brésil, Thiego Granato vit en effet entre l’Allemagne, la France et son pays d’origine. Son propos, toutefois, déborde largement les frontières spatio-temporelles. Dans ses ‘Choreoversations’, une trilogie initiée en 2013, il met en gestes « à travers son corps » des rencontres entre des artistes non seulement vivant aux antipodes, mais dont certains sont déjà décédés.
La première partie du triptyque, Treasured in the dark (2015), donnée le lendemain dans la salle de l’ancien évêché, invitait ainsi à « dialoguer » deux personnalités à priori opposées - et disparues : Lennie Dale, chorégraphe de musicals à Broadway parti dans les années soixante cofonder au Brésil les Dzy Croquettes, une compagnie de cabaret trash et queer, - mort en 1994 ; et le japonais Tatsumi Hijikata, fondateur du Bûto et figure de la nuit, qui chorégraphiait notamment des sex parties dans les night clubs, - décédé en 1986. Malgré leurs différences, les deux hommes avaient en partage une même forme d’homosexualité transgressive, à la frontière des genres, dans une époque et un environnement encore très conservateurs. L’un et l’autre ont fait de leur corps le lieu de leur révolte, transformant sa métamorphose en outil politique.
C’est là que, visiblement, leur démarche rejoint celle de Thiago Granato dont le geste artistique repose d’abord sur une présence physique, quasi organique, au plateau. Le corps, pour lui, peut tout dire, jusqu’à ces abruptes ruptures de style dont étaient coutumiers les deux artistes, et auxquelles répondent les changements sans transition qu’opère le chorégraphe d’un état corporel à un autre. Plutôt que de retranscrire une conversation qui n’a jamais eu lieu, il s’agit donc d’inventer un échange dont un seul et unique interprète devient le réceptacle, et le creuset. Si l’idée est de se « mettre à la place d’un livre », comme le précise le chorégraphe interrogé sur la genèse du projet, il s’agit ici d’un de ces livres d’artiste qui sont en eux-mêmes des œuvres à part entière.
Chaque opus est conçu sans décor, ni maquillage ni costume, de façon à ce que le dépouillement de l’interprète, jusqu’à porter un vieux tee-shirt troué aux coudes, favorise la mise en œuvre de la rencontre. Trança, à la différence du précédent, a été travaillé « à partir » de deux chorégraphes vivants, les Brésiliens Cristian Duarte et Joao Saldanha qui « ne se sont pas vus durant le processus ». Thiago en revanche les a rencontrés tour à tour, échangeant et discutant afin de dresser « une liste d’éléments qui nous réunissaient ».
A la jonction de leurs trois pratiques est ainsi apparu un même intérêt pour le fascia, cette membrane interne enveloppant et mettant en relation les divers organes du corps humain, à laquelle on peut se connecter par le toucher. Le chorégraphe a donc construit toute sa pièce à partir de ses mains. Ce sont elles qui actionnent le phénomène de désolidarisation de son propre corps, par lequel s’accomplit la choreoversation. Alors qu’il est assis par terre immobile, elles se dressent puis se mettent à trembler et, comme douées d’une vie autonome, commence à caresser son visage puis ses membres. Sans que rien, dans ce rituel, ne s’apparente au transformisme façon acrobate chinois, l’effet est en tout aussi saisissant en raison de la concentration portée au moindre micro mouvement, et par le déséquilibre intérieur qui disloque ce corps sous nos yeux.
A cet égard, l’un des moments les plus spectaculaires est celui où le danseur croise simplement ses doigts, noués les uns aux autres dans une sorte de tresse improbable. Même lorsqu’il déploie ses jambes au sol ou debout, l’impression d’un corps ‘qui ne s’appartient plus’ demeure aussi vive. Et la tension ne faiblit pas, contrairement à Treasured in the dark où l’on peine davantage à suivre en continu les incarnations successives des personnages. Si l’on repère assez bien, par exemple, les références au monde gay de la nuit pré-sida, fesses à l’air et cape extravagante sur le dos, ou aux forces de destruction post-Hiroshima à l’œuvre dans le bûto, hurlements de sirènes d’alarme à la clé, on a plus de mal à identifier ce qui s’exprime dans la gestuelle tantôt saccadée, tantôt erratique de l’interprète, ou dans ses longues disparitions dans l’obscurité du fond de scène.
L’ensemble reste toutefois suffisamment intéressant pour que l’on ait envie de découvrir le troisième et dernier volet de la trilogie, Trrr. Consacré aux « chorégraphes du futur », il sera créé du 11 au 14 août prochains pendant le festival Tanz im August à Berlin. Nul doute qu’il sera l’un des points d’attraction de la programmation d’Uzès Danse 2019 !
Vus les 13 et 14 juin à Uzès.
Isabelle Calabre
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