« Suzanne » par Emanuel Gat pour le Inbal Dance Theater
Cette création d'Emanuel Gat pour les jeunes d'une véritable institution de la scène israélienne se rattache à ce questionnement de la musique que mène l'artiste. Mais cette interprétation un peu moins « parfaite » que ce que l'on a pu voir de ce chorégraphe récemment fait aussi une place particulière à la fraîcheur de la découverte.
A les voir entrer avec une énergie débordante, un goût du plateau comme terrain de jeu, une réjouissante disparité des physiques, déboulant sur la diagonale (haut de cour vers jardin) avec une envie de morts de faim, déjà la fougue d'une jeunesse s'impose et rien ne pourra en détourner. Pourtant, tout à sa recherche d'une phénoménologie de l'écoute traduite par la danse, Emanuel Gat n'a pas simplifié le propos avec cette création de 2020 (repoussée à 2021, à cause du Covid, etc… ) pour le Inbal Dance Theater : il a choisi l'écoute brute d'une musique brûlante d'intimité : le concert de la pianiste et chanteuse Nina Simone au Philharmonic Hall de New York en 1969 qui culmine avec une interprétation célèbre du Suzanne de Leonard Cohen, d'où le titre de la pièce composée pour les jeunes danseurs de cette compagnie historique puisqu'il s'agit de la plus ancienne compagnie de danse moderne Israélienne.
Mais pour le moment, le mouvement se développe en silence. Le processus était déjà présent dans Sunny (2016), pièce qui présente beaucoup d'affinités avec celle-ci. Un prologue silencieux et un peu mystérieux y contrastait avec la sensualité solaire et ostensible des danseurs qui prenaient la scène à leur compte. Les accointances entre ce Suzanne et Sunny ne s'arrête d'ailleurs pas à cette introduction : les deux propos se recoupent. Dans les deux cas, la composition chorégraphique parvient à ce point de subtilité – au sens étymologique : subtil est ce qui est fait d'éléments « déliés, ténus, impalpables, volatils – qu’ils échappent à la perception, paraissent s’être dissous dans le désir de danse de chaque interprète. Dès lors la danse semble répondre comme spontanément à l'écoute de la musique ou plus justement, à l'émotion produite par le phénomène sonore. D'où l'intérêt du choix d'un concert d'une artiste dont la voix à elle seule suffit à produire une impression intense. Cette voix qui s'est élevée : Nina Simone parle au public de 1969… Sur le plateau, l'alacrité des jeunes danseurs tranche avec le ton de confidence de la chanteuse s'adressant au public du concert. Tandis que la voix paraît vagabonder doucement, la danse propose, dans l'effervescence de petits groupes qui deviennent une ligne, se diffractent en duo, occupent un point du plateau puis un autre, une énergie qui souligne, par contraste, la douceur profonde de la voix.
La musique commence. D'abord Who knows where time goes, puis le bouleversant Black is the color of my true love’s hair, mais ne cherche aucune illustration dans la danse. Chansons très intenses. Mais comme dans son Plage Romantique (2014), Emanuel Gat ne recherche aucune narration, mais à déployer un pur dialogue des danseurs à la musique. D’apparence très relâchée, comme improvisée dans l’instant, la composition chorégraphique alterne grandes envolées de groupe, courses folles, arrêts soudains et laisse le regard chercher, jusqu'à remarquer le passage de la rythmique d'un groupe à l'autre, sans s'interrompre jamais, alors que la danse circule avec une facilité parfaite au sein du collectif. Ainsi se joue, durant près de la moitié de la pièce, une manière de partie de mistigri, chacun se « refilant » la pulsation dans un jeu aux péripéties réjouissantes ; et ce faisant s'est construit comme une basse continue visuelle…
Mais nulle illustration, là encore ! Pas d'équivalent visuel d'une quelconque transe musicale et tout concourt à casser l'impression de « concert dansé » (c'était déjà l'une des caractéristiques de Sunny). Les noirs, les silences, l’accélération de la cadence du mouvement sur le troisième morceau, le maintien des applaudissements de la bande-son avant le Suzanne, les arrêts et les attentes immobiles du groupe, tout conforte l'indépendance de la composition chorégraphique du contexte sonore et prévient la tentation de lire la danse comme illustration des chansons.
Le résultat convainc moins que pour des œuvres plus récentes comme Lovetrain (2020), ou Act II & III or The Unexpected Return Of Heaven And Earth (2022) qui, reprenant la recherche de Story Water (2018), ont poussé « la mise en danse » de l'émotion musicale beaucoup plus loin. Mais le propos de Suzanne est un peu ailleurs et la question de l'écoute vaut sans doute moins qu'un certain sentiment du rapport au temps. Les huit jeunes interprètes du Inbal Dance Theater ne possèdent pas la maîtrise des danseurs habituels du chorégraphe, mais s'ils ne témoignent pas de cette spontanéité jamais prise en défaut qui donnait le sentiment que les danseurs de Lovetrain2020 inventaient la danse au moment de la musique, ceux-ci s'amusent et jouent avec les chansons de Nina Simone avec une fraicheur réjouissante. Il s'étonnent d'une musique ancienne et lui redonnent une présence. Ils ramènent le passé au présent et font d'un concert qui à l'âge du chorégraphe, un moment d'aujourd'hui. Et cela suffit au plaisir.
Philippe Verrièle
Vu le 1er avril 2023 au 104, Paris, dans le cadre du festival Séquence Danse
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