« Signe d’Automne » au Regard du Cygne sous un ciel d'anniversaire
La vieille bâtisse patiemment retapée par ses « inventeurs » est devenue au fil de quatre décennies plus qu'un de ces fameux « tiers lieux » de la langue culturelle à la mode. Le Regard du Cygne est un monument avec ce que le mot porte de mémoriel.
L'anniversaire qui s'y prépare à l'occasion du festival Signes d'Automne 2024 convoque donc un bout de la mémoire de la danse. Le Regard du Cygne a quarante ans, ce qui tend à prouver qu'il y a des utopies qui durent voire, à rebours du sens même du mot, qui trouvent leur place ! Cet îlet préservé ne se voit guère de l'extérieur. Combien passent chaque jour par ce haut lieu du XXe arrondissement de Paris, juste derrière la Place des Fêtes (l’une des pires catastrophes urbanistiques de la capitale), sans savoir qu’une porte est à pousser, ici, en haut de la rue de Belleville qui escalade jusqu’à la Porte des Lilas. Derrière cette façade discrète de banalité, tout un monde.
Passé le porche très haut qui marque la transition de la ville à ce coin retiré, une ruelle pavée très inégalement, bordée de cahutes, auvents, bicoques et bricolages d’anciens ateliers. L'incertaine venelle mène à un fronton aux vantaux en bois derrière lesquels se cache l’endroit : un espace carré (11,60 m par 11,80 m) à l'odeur pénétrante. À droite, et en face, le mur – le fameux mur du Regard – aux pierres apparentes. À gauche le gradin. Mais les plus vieux des visiteurs se souviennent que derrière cette escalade de sièges en degré, se trouvait jadis un pareil appareil de moellons irrégulièrement poétique. À parier cependant que ces vieux pèlerins parleront assez peu des bancs disparates sur lesquels précédemment s'épuisaient les pantalons. Mais du poteau… L’unique et fameux poteau, colonne autant que balise, en bois noirci par le temps, partie intégrante de la charpente, placé au premier rang, spectateur muet, privilégié et omniprésent, irréfutable comme l'Éléphant de Vialatte [1]… Il était la première préoccupation de ceux qui pénétraient dans les lieux. S'en distancer ou s'en approcher voire, comme nombre de photographes, s'y appuyer pour que, support stable, il s’échappe du cadrage. Jean-Gros Abadie, Jean-Marie Gourreau et tous ceux qui fixèrent les aventures chorégraphiques du Regard, composèrent avec Le Poteau.
En 2017, l'Agence Espace En Mouvement (atelier eem + Jan Fusten + Giulia Bonetto), par un ingénieux subterfuge de contrepoids profitant des très gros - et indispensables travaux d’aménagement - trouvait le moyen de faire disparaître le poteau. Pas tout à fait cependant car son fût est pieusement conservé dans un coin des coulisses. Mais la disparition du poteau, « destitution » diront certains, rappelle ce que disait John Ruskin des pierres de Venise : « On a gratté les pierres, mais c'est dans les 5mm de poussière enlevée qu'était toute l'âme ». Oui, car la présence, « politiquement incorrecte » du poteau, signait cet espace et gardait la mémoire de l’évolution architecturale de l'accueil des chevaux aux studios de danse en passant par l'ancienne usine de joints en plastique. Pour autant, l'aménagement du lieu a bien précédé le grand chantier de 2017. Par étape furent gagnés les espaces, à commencer par l’accueil, maintenant à gauche, dans un nouvel endroit, petit studio gagné qui abrite un bar et souvent des expositions.
C'est le 21 décembre 1984, jour du solstice d'hiver, qu'Amy Swanson et Alain Salmon célèbrent leur mariage dans les lieux qu'ils rénovent depuis 1983 avec près de deux cents amis venus danser, jouer, dire et offrir des moments de spectacles… Dès l'année suivante, en avril 1985, l'ancien relais de poste de la fin du XVIIe siècle accueille la première programmation de danse contemporaine, organisée par Amy Swanson, Alain Salmon, Fabrice Dugied et Denis Psaltopoulos : les fameux « Worksweek ». Une sorte de festival en forme de kermesse entre copains, de portes ouvertes d'ateliers pour chorégraphes de passage mais habitués des lieux, de compagnons de route que l'on n’avait parfois jamais rencontrés ou que l'on connaissait depuis toujours. Certains « Worksweeks » purent connaître jusqu'à quarante participants !
Les conditions économiques du temps permettaient cela, qui n'est plus possible maintenant. Pour célébrer les quarante ans, il y a bien un Cabaret du Signe, mais il n'y a pas plus de dix personnes, c'est le maximum que nous pouvons assumer économiquement » reconnaît Zoé Salmon, fille des fondateurs qui dirige aujourd'hui les lieux. À ce titre, elle organise les célébrations de cet anniversaire en s'appuyant sur l'un des deux festivals qu'organise « Le Regard », devenu au fil du temps, une référence de la danse contemporaine.
Le festival Signes d'Automne 2024, au-delà de sa durée habituelle d'une quinzaine de jours, commencera donc le 7 novembre pour se conclure le 21 décembre, en clin d'œil aux prémices des festivités du mariage des fondateurs ! Articulé entre hier, aujourd'hui et demain, le signe d'automne de cette année s'attachera donc, en deux soirées, à la mémoire. Celle de Fabrice Dugied tout d’abord, compagnon de l'invention du site disparu soudainement en 2016 ; celle ensuite de Françoise et Dominique Dupuy, figures tutélaires, morts respectivement en 2022 et 2024 et qui livrèrent devant le fameux poteau quelques-uns de leur plus précieux moments.
Aujourd'hui permettra quelques créations, dont celle Ashley Chen et du violoncelliste Pierre Le Bourgeois, Dégringolade ou l’Art de rester debout (13 décembre), après plusieurs avant-première qui ont mis l'eau à la bouche et des pièces peu vues comme Tamanegi de Ikue Nakagawa (25 novembre). Quant au futur, il sera là avec les Spectacles sauvages (10-11 décembre), pièces encore en fabrication, où l'on retrouvera entre autre Sandra Abouav. Et pour conclure, l'imparable Fred Werlé investira les lieux avec le Cabaret des Signes (21 décembre), occasion d'en mettre un peu partout comme il le fait si généreusement : pour deux spectateurs voire moins, ou pour cinquante selon les affinités…
À voir également, plus de 200 photos de Jean-Gros Abadie s'étaleront sur le fameux mur comme autant d'émanations des pierres qui soutinrent tant de créations.
Philippe Vériele
[1] Alexandre Vialatte : « L’Éléphant est irréfutable » Ed. Julliard, 1980.Babelio.
Du 7 novembre au 21 décembre 2024.
Programmation complète ici.
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