« SAS » de Julie Coutant
Parfois une pièce donne corps à cette notion cardinale mais peu définissable : la justesse.
Bien des facteurs handicapants pesaient sur la programmation de Julie Coutant au festival A Corps à Poitiers. Outre des problèmes de santé fâcheux au sein de sa compagnie, la contraignant à modifier son programme au moment de monter sur le plateau, d'un très modeste centre socio-culturel de quartier, Julie Coutant faisait figure de régionale de l'étape. La compagnie qu'elle codirige avec Eric Feissenmeyer a son siège dans le chef-lieu de la Vienne. On pourrait encore rajouter la qualité particulièrement froide du commerce relationnel qu'entretient cette chorégraphe, sans un sourire qui tende à la séduction envers critiques ou programmateurs.
On se retrouve alors peu nombreux, pour découvrir le solo SAS, que Julie Coutant interprète elle-même, et qui ne dure que vingt minutes. On en ressort avec un trou énorme qui s'est creusé dans l'hystérie des timings festivaliers. Un trou qui aspire le corps et l'esprit, très loin de toute trivialité. Un appel du sens et de la pensée, pour renouveler quelques fondamentaux de l'art chorégraphique.
Entrons-y par la fin. Et par un détail ; qui n'a toutefois rien de mineur. Ainsi fait : la danseuse suspend son geste. Elle semble en avoir fini de sa danse. Aussitôt, comme il en va à l'ère du fast-food généralisé, un gros applaudissement démarre, d'un seul spectateur, sans laisser une seconde qui ferait sas entre l'état diffusé par la pièce et le retour au banal quotidien. On en est agressé. Mais à force, on s'y est fait. Le miracle se produit. Julie Coutant ne salue toujours pas ; s'impose dans un autre registre. Sobre et immobile. Devant quoi l'applaudissement intempestif s'efface de lui-même.
Un autre temps s'impose. Il faut encore et encore communiquer avec la présence de ce corps. Il est de ceux dont la danse peut se passer d'un mouvement manifeste. Rien de mystique dans cette affaire. Mais là est sans doute ce qu'on cherche à nommer lorsqu'on parle de "justesse" : une économie de moyens à l'extrême, une dynamique d'équilibre des forces, si habitée que nul signe ajouté ne lui est nécessaire pour son partage.
Même quand il est en mouvement (soit l'essentiel du temps auparavant, tout de même), SAS nous a semblé tout entier taillé dans cette texture. Cela commence lorsqu'au départ on entend en voix off une description méthodique de gestes. La danseuse est elle-même en train d'effectuer ses gestes. Cela se passe dans une harmonie générale d'intensités, de rythme, de souffle, entre ces paroles et ces gestes. Or il n'est pas un de ces derniers qui soit illustratif de la description qui est donnée à écouter.
Un espace s'insinue là. Il est sans tapage. Ni provocation. Il s'impose en parfaite tranquillité. Ce corps déroulant son langage ne parle pas la même langue que celle de l'énoncé verbal ; ni même ne la traduit. Cela n'empêche en rien qu'un espace du dialogue s'ouvre. Mieux : d'un trialogue, où l'imaginaire du spectateur compose à souhait sa vibration d'entendement singulier.
Une fois tue la parole, toute l'écriture de SAS continue néanmoins à se déployer dans un espace intermédiaire, qui pourrait se situer entre la stricte kinésphère du corps agissant, et la vaste matière flottante d'un monde environnant. Dans cette zone du passage, ce sas, chaque geste du solo paraît tirer un fil souple à la juste longueur, qui n'émane que d'une intention de corps, abstraite, dénuée du moindre enkystement narratif, où une poussée, un transfert, une stricte incitation organique enfante sa ligne qui fera trace.
Gérard Mayen
Vu le jeudi 13 avril à la Maison des trois quartiers à Poitiers
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