« Sadeh 21 » par les danseurs de l’Opéra de Paris
Troisième pièce du chorégraphe israélien Ohad Naharin, après Perpetuum (2000) et Decadance (2018) à entrer au répertoire de l’Opéra de Paris, cette œuvre aussi somptueuse qu’intense, est interprétée avec maestria par les danseurs et danseuses du Corps de ballet.
Sadeh signifie « champ » en hébreu avec toutes les mêmes occurrences que ce mot suppose en français de champ d’études à champ de bataille en passant par les paysages agricoles ou les réalités magnétiques, le terrain de jeu et l’étendue de la vision. Chez Ohad Naharin, il s’agit également du champ des possibles chorégraphiques, qui ne se limitent pas à 21 et peuvent combiner un nombre étourdissant d’enchaînements et de figures.
Au commencement chacun entre un par un, exposant ses qualités dans un solo utilisant l’improvisation. Les femmes se révèlent souples et percutantes, les hommes moins explosifs et plus musculeux. Ohad Naharin a eu l’intelligence de ne pas leur imposer la gestuelle habituelle de la Batsheva Dance Company dans cette même pièce, mais de développer ce que la technique gaga fait à la danse classique : elle la pousse à ses extrémités. Non seulement parce qu’elle explore les confins du mouvement – y compris ce qui semblait jusque là impossible – mais surtout parce qu’elle implique d’imaginer le moteur du geste différemment, de prendre ses appuis ailleurs et d’impliquer tout le corps jusqu’à le rendre hyperconnecté, de trouver une dynamique physique différente pour des figures mille fois répétées.
Galerie photo © Laurent Philippe
La suite constitue bien sûr toutes sortes de variations après cette exposition initiale, et ce, même si la chorégraphie initiale reprend ses droits dès Sadeh 2. Mais, dans ces duos, ces trios finement entrelacés, ces diagonales parfaitement composées, ces contorsions voluptueuses, ces rondes et ces chaînes s’immisce par tous les pores, par tous les bords, la vie. Une vie débordante, pleine de chaos, de remous, et même de frénésie. Où les enchevêtrements de corps sont d’une beauté funèbre et éphémère, où les portés exaltés font penser à l’Enlèvement de Proserpine ou au retour d’Orphée des enfers quand un homme dépose à terre une femme inanimée jetée sur ses épaules. Une vie prosaïque aussi où la solitude se niche dans un geste d’adieu, dans des petits pas vaguement ridicules, dans la sensualité enivrante d’une femme en maillot rouge, dans les déhanchements plaintifs et exagérés d’une autre, dans un saut fulgurant surgi de nulle part, dans un ralenti étourdissant.
Se dégage alors une nostalgie radicale, un monde poétique aussi immense qu’un désert. La vie encore dans la violence rentrée ou revendiquée d’hommes qui dansent en cadence, en unissons pulsionnels, en chorus line martiaux et athlétiques et bientôt dans ces cris de femme si insupportables que nous sommes projetés dans l’immédiateté de la guerre, de la cruauté, de l’impensable tandis que la gestuelle se démantibule, juste avant que les interprètes, tous escaladant le mur du fond, ne se jettent dans le vide. La fin ? Non, car avant de sauter, les improvisations du début reviennent et laissent à penser que tout pourrait recommencer. Pareil.
Galerie photo © Laurent Philippe
Pendant toute la pièce, les danseurs et danseuses de l’Opéra de Paris épousent la technique Gaga sans jamais lâcher tout à fait le vocabulaire chorégraphique classique qui les constitue. Et c’est une sorte de coup de force d’arriver à ne rien céder de la multiplicité et de la richesse d’interprétations qui fondent la puissance de Sadeh 21 sans pour autant se calquer sur la Batsheva – d’ailleurs, ils ne le pourraient pas. Le fait qu’Ohad Naharin n’ait sélectionné pour cette recréation ou entrée au répertoire que des éléments du Corps de ballet (Sujets, Coryphées et Quadrilles) sans étoiles ni Premier.e.s danseuses ou danseurs est aussi un coup de génie car ça permet à chacune de ses individualités très investies, de s’affirmer et de se distinguer au sein d’un groupe très uni, sortes d’électrons libres qui assurent la cohésion d’un tout. Ce qu’ils sont, fondamentalement.
Agnès Izrine
Vu le 7 février 2024 à l’Opéra de Paris.
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