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« Romances Inciertos » de Nino Laisné et François Chaignaud

Une éblouissante réinvention de soi à travers genres et reflets d'un répertoire diffracté.

Intuitivement, on pourrait le craindre. Craindre qu'il reste peu de place pour l'émotion, dans un spec-tacle qui affiche une maîtrise rigoureuse, en même temps qu'un référencement de très haute volée. Or François Chaignaud, en scène, dans un travail conçu au côté de Nino Laisné, administre avec brio la démonstration de l'inverse, avec Romances Inciertos – Un autre Orlando. Patiemment, savamment, cette pièce distille sa griserie, un rien folle, et dispense un trouble subtil, de toute profondeur.

Vendredi dernier à l'Opéra-Comédie de Montpellier, on a craint de possible errements, au tout début. On sait le goût de François Chaignaud pour le chant, volontiers de répertoire ancien, tandis que sa figure première reste néanmoins celle de performer danseur. Dans Romances Inciertos, les deux vont strictement de pair. Or son premier chant paraissait contraint dans le souffle, assez réservé, voire terne. Mauvaise passe ? Ou choix interprétatif délibéré, comme un doux flottement équivoque, pour introduire l'infinie variété des teintes et des accents qui allaient émailler toute la pièce ?

Bien entendu, c'est cette seconde option qu'on préfère retenir, après avoir vécu ce soir-là un voyage d'extrême délicatesse, mais tout de piquant, dans un paysage de nuances, inlassablement renouvelé. Romances InciertosUn autre Orlando parcourt plusieurs siècles d'héritages musicaux et dansants espagnols. De chants médiévaux en personnages de processions, de héros mythologiques en icônes andalouses, de flamenco en "danse espagnole", par incandescences tragiques, par l'or de quelque siècle, par la sombre étreinte catholique, par les silhouettes de Garcia Lorca ou de torride gitane suggestive, par l'exotisme qu'en forgea l'Europe romantique ou contemporaine ; et encore par la Movida, assez récente.

Nino Laismé et François Chaignaud ont consenti un travail considérable pour orchestrer la fine cohérence d'un tel parcours. Cela se joue essentiellement en trois temps. Le premier tourne autour de la figure ancienne de la Doncella guerrera, jeune fille décidée à en découdre sur les champs et chants de bataille. Puis le San Miguel, archange reconstruit par Lorca, en tous ses tourments spirituels déteints aux brûlures d'un funeste vingtième siècle. Enfin la gitane Tarara, au souffre affoleur de tous les sens.

Voilà donc, entre autre, le déroulé d'un riche répertoire musical, tout en exhumations, réminiscences (on se surprend, spectateur, à en avoir engrammé tant d'échos…) et relectures. Sur scène, quatre musiciens y font grand honneur, aux sonorités claires, accents vifs, suspensions palpitantes, mélodies voluptueuses, sur bandonéon, viole de gambe, théorbe/guitare baroque, et enfin percussions (castagnettes comprises). Cela se joue, comme on aime, dans un incertain où la facture ancienne cohabite fort bien avec la compréhension contemporaine.

L'écrin scénographique se déploie en une demi-lune de tentures ornementales, tout en scènes baroques. Voilà un aspect qu'on aurait pu rêver moins autoritairement indexé. Mais au moins cela vient-il sous-tendre, comme par contraste, la variation des incarnations en lesquelles Chaignaud ne cesse de se métamorphoser. Non content de puiser à l'impétueuse source d'Outre-Pyrénées, c'est Outre-Manche qu'il est allé chercher, avec Nino Laisné, la référence à l'Orlando de Virginia Woolf. Laquelle n'a pas fini de rester contemporaine, par le souffle des retournements androgynes qui animent son personnage.

A cela, le talent d'un Chaignaud, tout en invention de soi-même, va renvoyer de subtils échos ; néanmoins ébouriffants. En doncella, le voici garçon incarnant une jeune femme elle-même travestie au masculin. En San Miguel, le brillant des parures et postures baroques scintillent au comble de l'équivoque, alors que le mouvement se fait rudement expert, pour une danse sur échasses de conception ancienne, issue de rituels juvéniles masculins. Enfin, la gitane andalouse permettra de frayer sur les rivages plus contemporains, des références cinématographiques, stars et autres idoles du cabaret.

En toutes ces gammes, le performer n'esquive aucune sollicitation extrême, dans des cambrures retournées au comble du renversé arrière, des taconeos enflammés sur d'audacieux talons aiguilles, et des langeurs de gestes caressant dans les rangs des spectateurs. Toujours cela se joue en ponctuations, équilibres tenus, reflets réservés, où le kitsch, s'il en faut, demeure dans l'entre-deux d'une conscience critique, et jamais ne sombre dans un clinquant d'embrasements tape-à-l'oeil.

S'amorçant aux époques anciennes, et baroques, ce parcours éveille tout ce que l'art dut aux principes de travestissements, retournements, échanges de rôles, dans la fluctuation du genre, avant qu'un ordonnancement tardif vienne verrouiller des répartitions binaires. Il y aurait une effluve de queer archaïque dans ce travail de Chaignaud et Laisné, où la voix creuse jusqu'au plus grave pour s'élever jusqu'au contre-ténor, tandis que les cloisonnements de styles tendent à s'effriter. Ce qu'on y décèle d'enivrant, d'assez fol et troublant, c'est la liberté des déclinaisons et inventions, voire divagations de soi, quand les actuels ennemis des questions de genre voudraient ne saisir que des fixations dualistes et assignations définitives.

Frayant ces Romances, cultivant l'incertain, François Chaignaud aiguise encore l'excellence de son talent, qui réside dans la performance d'un présent auto-fictionnel fulgurant. Il n'est pas anodin que l'appui d'un Laisné cette fois, comme d'un Théo Mercier dans le précédent Vinci Park, contribue à son plein épanouissement dramaturgique. Sans cela, d'autres de ses essais avaient laissé craindre une dérive dans la surenchère d'effets décoratifs de surface. Même au filtre de pareil soupçon, l'auteur de ces lignes en vient à reconnaître que ces précédentes étapes préparaient le présent acmé, sans qu'il ait forcément su le discerner.

En tous les cas, devant l'évidence de cet instant, c'est une foule enthousiaste, assez fébrile, échevelée, qui a salué Romances InciertosUn autre Orlando l'autre soir à Montpellier, dans une salle que les équipes de Montpellier Danse avaient heureusement su garnir d'une belle diversité de public. Cela particulièrement en âges. Les plus jeunes n'ayant pas été les moins fervants pour se réjouir de ce spectacle, aussi précis qu'insolite. Alors nous avec eux.

Gérard Mayen

Spectacle vu le 9 novembre 2018 à l'Opéra-Comédie de Montpellier, en co-accueil par la saison Montpellier Danse 2018-2019.

Prochaines dates en France : 18 au 21 décembre à Paris, Théâtre national de la danse (Chaillot). En janvier 2019 : Arras le 17, Angers le 19, Chelles le 25, Besançon le 31. En février : Alès le 19, Caen le 27.
En mars : Orléans le 7, Gradignan le 14, Saint-Junien le 16, Mulhouse du 20 au 22.
En avril : Poitiers le 4. En juin : Reims le 13.

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