Error message

The file could not be created.

Rocío Molina : « Calentamiento » au Festival de danse de Cannes

Avec Calentamiento (échauffement), Rocío Molina embrase littéralement le plateau, et signe une œuvre magistrale pour le monstre sacré du flamenco qu’elle est.

Quand le public entre dans la salle, Rocío Molina est déjà là. Pas de lever de rideau, pas de mise en scène préparatoire : elle s’échauffe : Abdos, gainage, écarts, bras… rien de très particulier sinon la nudité du plateau, une chaise en métal, un tapis de sol, Rocío, en tenue d’entraînement comme tenue de combat. Le spectacle arrive dans une sorte de continuité ordinaire : elle plie son tapis, enroule son hoodie autour de sa taille, attrape un micro… et lance, « avant l’échauffement je ferai un échauffement… Un conseil : si vous vous attendez à ce que ça s’arrête, levez-vous et partez. Parce que ça ne va jamais s’arrêter. »

Dans cette phrase, tout est dit : la discipline de forcenée, « tous les jours depuis l’âge de 7 ans », la folie de la répétition, de l’entraînement, l’impossibilité de lâcher – jamais - le spectre de la mort, de l’arrêt, que l’éternel recommencement tient à distance. Les premières frappes de pieds installent le corps dans un état de siège. Les zapateados, d’abord méthodiques, se démultiplient en variations infinies, jusqu’à l’obsession.

Ces « tablas del pies » ou gammes des pieds, transmises par sa mère, qui permettent « d’améliorer la technique des zapateados » qui chauffent « chaque muscle du corps ». Chaque talon cogne le sol avec une précision implacable, mais aussi une rage qui déborde la technique, et lui font « sentir le besoin de descendre sur terre ». Ses jambes martèlent, se plient, se relèvent, jusqu’à l’épuisement. Ses bras s’élèvent comme des fanaux dans la nuit, les talons criblent le désespoir, les torsions du buste révèlent une tension animale. Son corps devient champ de bataille, sa danse une prière, traversée par la douleur et la jubilation. Molina pousse son souffle à la limite, jusqu’à l’effondrement, et pourtant recommence. Calentamiento est une spirale infernale, une folie démesurée qui hypnotise et sidère. Micro en main, elle détaille ses gestes, ses failles, ses obsessions : une jambe plus longue que l’autre, un pied trop grand (du 41 !) qui la ralentit, l’injonction de ne jamais laisser tomber le talon. « Déploie tes omoplates, baisse les épaules, ferme tes côtes, rentre ton ventre, remonte tes ovaires, suspend ta colonne à un fil ». Elle parle de son endurance, de l’envie parfois de se reposer, de se laisser aller, mais aussi de cette passion qui la brûle et la pousse à recommencer, toujours, encore, à aller plus loin. : elle provoque, elle défie, elle pousse la danse vers l’excès, étincelante, d’une célérité incandescente. Avec son micro, et sa gestuelle houleuse, elle nous entraîne dans un One Woman Show délirant, qui mixe une sorte de burlesque espagnol aux performances d’un Buster Keaton aux prises avec une chaise.

Soudain, elle rentre dans le mystère de son corps. Dans son ombre, comme si elle retournait sa peau à l’envers. L’âme à vif et le corps à cru. Nous regarde de loin. Se transforme sous nos yeux. Une chaise en aluminium devient percussion, prolongement du corps. Elle s’y étale et se cambre, infiniment. Essaie quelques pliés classiques sur Les Variations Goldberg de J.S. Bach, qu’elle intègre vite à son flamenco réinventé, dévoyé, et ramené à son essence la plus exigeante.

La scénographie de Cabo San Roque – d’une esthétique minimale et d’un effet maximal – est sa partenaire de jeu, tout comme les éclairages de Carlos Marquerie, la musique portée par Niño de Elche et les voix rauques d’Ana Polanco, Ana Salazar, María del Tango et Gara Hernández. Elle pulse, elle cogne, elle enveloppe. Flamenco traditionnel, chants arabes andalous, pop et rythmes punk s’entrechoquent dans un collage sonore qui reflète la versatilité du spectacle. Les palmas claquent comme des coups de fouet, les voix surgissent de la cage de verre, occupée par des piles de sièges en aluminum, où les chanteuses, collées contre les parois, sont enfermées, créant une présence sidérante. Confinées dans ce miroir sans tain, transparent quand il s’éclaire, elles semblent prisonnières d’une tradition que Molina interroge et bouscule. Puis l’espace se couvre de ces dizaines de ces chaises, paysage métallique et froid, métaphore d’un univers intérieur saturé, qui finit par piéger la bailaora. Le plateau, nu au départ, se métamorphose en un champ de tensions visuelles et sonores, où chaque objet devient instrument, obstacle ou complice.

Deux heures durant, Rocío Molina recommence. Elle danse, chante, parle, improvise, joue – formidablement ! – de la batterie. Elle entraîne José Manuel Ramos « El Oruco » dans un pas de deux incandescent, où désir et complicité se mêlent. Elle expose ses fragilités, ses fatigues, ses angoisses. « Je ne veux pas que la fête se termine », lance-t-elle. Elle dansera jusqu’à ce que la salle se vide entièrement.

Calentamiento est une mise à nu. Rocío Molina, petite fille et diva à la fois, flirte avec l’outrance et la transe, déconstruit les codes du flamenco pour les magnifier autrement. Sa présence est magnétique, incandescente, souveraine. Sans jamais cesser de commencer, de recommencer, dans une spirale où l’émotion brute déborde la virtuosité, elle sublime littéralement, son art.

Agnès Izrine
Le 30 novembre 2025, Festival de danse de Cannes, Palais des Festivals.

Catégories: 

Add new comment