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« Reverse » de Jann Gallois

Du 27 au 29 novembre dernier, Reverse, la dernière création de Jann Gallois était diffusée via écran interposé, et accessible à tous, depuis Le Carré, Scène nationale et Centred'art contemporain de Château-Gontier. A dispositif exceptionnel, compte-rendu inédit qui passe par un dialogue entre le journaliste, Philippe Verrièle, et la chorégraphe, Jann Gallois, dans une sorte de jeu de ping pong  (vidéos à l’appui !) sur le sens de l’œuvre…

1/ Il y a là un jeu (2’19 à 3'33)

P. V. : C’est presque le seul moment brusque de toute la pièce, c’est celui qui l’ouvre… Après que le clignotement mystérieux des lignes a défini l’espace de jeu, les cinq interprètes, jusqu’alors immobiles comme autant de participants à une cérémonie du thé, se penchent comme s’il saluait et la lumière bascule inondant le lieu. Et l’un d’eux se lance.… Pose la tête au sol et lance le mouvement, glissant à genoux sur le sol, dans un déplacement angulaire et mécanique. Quelque chose d’un tétris géant ; jeu étrange dont les règles sans doute exigeantes, échappent et pourtant s’imposent. 

© Les films de l'éphémère 

J.G. :Effectivement, il y a là une forme d’acte cérémonial qui rappelle celle de la cérémonie du thé au Japon (pays où j’ai créé cette pièce en 2018). Le jeu est lancé lorsque toutes les têtes tombent au sol, sur un impact sourd. Comme si elles souffraient déjà d’un trop plein mental. Les premiers mouvements indiquent clairement la règle à suivre : ne jamais la décoller du sol. Règle absurde, insensée, grotesque, et pourtant bel et bien le reflet du comportement souvent inconscient de la plupart d’entre nous. A ceci j’ai ajouté ce que j’appelle « La règle des 5 » cinq possibilités de mouvements : avancer, reculer, tourner à gauche, tourner à droite, attendre. Point. Il en nait évidemment un comportement d’automate, vide d’humanité, telles des machines ayant déjà parcouru mille fois le même chemin, et qui recommencent encore et encore la même ritournelle. La partition de chaque danseur a été écrite sur des séries de feuilles au papier millimétré, semblable à un géant « itinéraire » angulaire et directionnel, et grâce un système de lettres et de comptes que j’ai mis au point permettant à chacun des danseurs de « lire » et d’apprendre sa chorégraphie par cœur. Tout semble fonctionner dans ce monde « carré », sur-aseptisé et parfaitement ordonné, ne laissant aucune place au cheveu qui dépasse. Obsession de l’alignement, absurdité des corps. Ce premier tableau est particulièrement ardu à danser pour les danseurs car d’une part les comptes sont complexes et d’autre part étant en boule la tête au sol ils peuvent difficilement se repérer par rapport à l’espace. La moindre erreur de compte ou de direction peut causer une cascade de conséquences assez malvenues (comme un impact entre un ou plusieurs danseurs) ce qui rend le tableau stressant pour les danseurs mais jouissif à danser lorsque tout est parfaitement exécuté et « roule comme sur des roulettes ».

2/ Le virtuose tue-t-il le jeu ? (6’00 à 7'00)

P.V. :Jusqu’alors, tout se passait tranquillement. Anonyme, chaque interprète n’était qu’une pièce de ce jeu à la géométrie indéchiffrable mais stricte. Or, là, l’un s’est redressé, un autre s’est lancé dans un tour sur la tête… Quelque chose d’une individualisation encore confuse. La caméra ne s’y trompe pas qui ose quitter la place du spectateur, se perche dans les cintres et plonge pour révéler la précision des déplacements.

Mais l’effort a-t-il été trop soudain ? Il provoque un effondrement, brise une dynamique. Tassé en haut de jardin, chacun reste longtemps immobile au sol avant de se redresser dans une manière de chair-freeze épuisée. Le désir d’excellence virtuose a brisé le jeu.

© Les films de l'éphémère

J.G. :La force de créativité propre à l’homme est quelque part ce qui a causé « l’heureux accident ». En désobéissant à la règle des 5, et en développant des élans de liberté par la virtuosité à la fois esthétique et technique, sans le savoir les danseurs finissent par « insérer leur grain de sable » ce qui évidemment fait dérailler la machine. Carambolage, tas de corps.

Cet évènement est la source d’un éveil de conscience collectif : ils tombent nez à nez avec leur semblable. On assiste ici à la naissance d’un nouveau langage qui se construit petit à petit, nouvelle qualité de mouvement, nouvel enjeu, nouveau tableau.

3/ Puisque le jeu est mort, vive le jeu (9’39 à 10'40)

P.V. :Alors, tout avait repris comme on s’amuse, dans un mouvement mécanique et drôle ; on se faisait quelques niches en poussant du pied l’autre, en passant sous le pont de son dos, en créant quelques futiles et fugaces guirlandes de corps dont la dissolution n’entravait en rien la marche de la récréation. La musique (beau travail de Christophe Zurfluh) avait laissé monter une pulsation nouvelle.

Or voilà que le dur désir de se dresser revient, avec cependant, toujours, quelques règles enfin claires à tenir : jamais la tête ne quitte le sol ; jamais le rythme ne s’interrompt. Et comme si se redresser suggérait aussi une accélération, une nouvelle prise de risque la mécanique s’anime.

© Les films de l'éphémère 

J.G. :Je rajouterai aussi que la notion de découverte de l’autre est le cœur de cette nouvelle partie. L’espace est d’ailleurs volontairement réduit au groupe, tous très proches les uns des autres. J’ai utilisé ici ma deuxième « règle des 5 » : toucher, écouter, imiter, aider, attendre. Un second jeu s’installe. Totalement intuitif cette fois-ci, craintif et enfantin au départ puis de plus en plus complexe.  La partition de ce tableau est elle aussi écrite avec minutie mais sans aucun compte, uniquement via une longue série de « rendez-vous » tout autant complexes et précis dans l’espace (contact par les yeux ou par le corps ou par les deux) donnant naissance à des synchronisations de mouvement que j’aime appeler « raccords imaginaires ». Une architecture collective apparaît qui ne pourrait exister sans cette union des forces, la coopération devient indispensable. 

4/ Eppur, si muove ! (12'27 à 13'30)

P.V. :Dans l’agitation qui gagne, en même temps qu’une organisation beaucoup plus large de l’espace, chaque corps sourd d’une aspiration au mouvement sur lui-même : moulin, coupole, toupie, cela reste un peu indéfini, comme une tentation irrésolue. Et l’un conquiert le centre et s’engage et malgré tout, et pourtant, il tourne (Eppur, si muove comme le marmonne in petto Galilée) …  Malgré les règles, les contraintes, le groupe, l’individu s’abandonne à la transe du tour…  Mais, à nouveau, tout se calme et ils demeurent, de tout leur long, comme épuisés de cette esquisse. Dorment-ils ? La caméra semble se poser la question et s’arrête sur chaque gisant que la légère houle de la respiration anime.

© Les films de l'éphémère 

J.G. :Ce moment est le seul moment « libre » pour les danseurs. La consigne est de donner le plus possible d’énergie explosive en un instant assez court. La danse Hip Hop, et notamment le Bboying, est particulièrement puissante pour cela. Les danseurs se lancent tous en même temps dans un dernier moment de virtuosité, mais toujours chacun pour soi, dans son coin. On a donc ici une forme de plaisir égocentré, un plaisir certes, mais insatisfaisant car il ne donnera toujours qu’un bonheur éphémère ce qui aboutit à un épuisement général.  

5/ On ne joue plus (14'30 à 15'50)

P.V. :La musique s’est tue. Réduite à une note porteuse. La caméra, d’en haut, interroge toujours ces dormeurs agités. Et là, la pulsation revient et avec elle un mouvement simultané qui tire une ligne à travers le plateau. Dans la torpeur, une accélération et les cinq danseurs font groupe. La lumière s’en est aperçue et se centre sur eux avant d’irradier tandis que la communauté se dénoue en étoile ; confrérie d’orants attendant une consécration ? La note vibre, cela ressemble à une aube, comme la note du Also sprach Zarathustrade Strauss ; et eux qui découvrent la rigueur de l’unisson.
Il y a quelque chose de religieux dans ces poiriers communs… Le jeu s’est fait chœur.

© Les films de l'éphémère 

J.G. :Après les différentes tentatives d’émancipation qu’ils ont traversées, le lâcher-prise des corps par cette longue pause en silence laisse la place à la naissance d’une osmose. Par l’épuisement, le mental se tait et permet enfin d’accéder à une dimension de l’être bien plus profonde, cette réelle nature qui sommeille en chaque être humain, sage, altruiste, intelligente et pure. Les corps sont alors mus par un réel désir d’union, d’équilibre, où chacun trouve naturellement sa place, équidistante à la fois des uns des autres mais aussi et surtout d’un repère commun : un centre. Ils forment ainsi un cercle, symbole de perfection dans la géométrie sacrée. S’en suit un développement chorégraphique inspiré des mandalas et rosaces que l’on retrouve dans toutes les esthétiques religieuses. Les mouvements sont simples, souples et lents. Plus besoin de prouesse technique ici, le divin est avant tout une force tranquille, accessible à tous.

6/ Plus l’homme que la mécanique (18'45 à 20'25)

P.V. :L’œil d’un spectateur adore ses moments de tutti à l’unisson où la perfection de l’ensemble témoigne d’une cohésion retrouvée. Comme la promesse d’une unité. La jubilation d’une mécanique parfaite. Une construction en canon, elle aussi si plaisante à l’œil pour la lisibilité rassurante qu’elle apporte, débouche sur des toupies comme la mécanique des sphères. Mais ce moment-là, de tous, est le plus fugace. Il y a là des hommes qui sont dressés ensemble, sereins ; des hommes qui, portant la main à leurs bonnets, se découvrent, aux deux sens du terme.

Plus de jeu, pas de chœur, la vie commence ; ce sont des hommes.

© Les films de l'éphémère 

J.G. :Tout est dit ici 

Philippe Verrièle et Jann Gallois

Image de preview © Laurent Philippe 

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