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« Reclaiming » : Le Caire perdu de Nermin Habib

Le Festival de Marseille est, sous la direction de Marie Didier, un rendez-vous chorégraphique fortement ancré dans les réalités sociales et politiques autour du bassin méditerranéen (sans s’y résumer). Avec la performance danse-vidéo de Nermin Habib et la soirée de clôture festive Tarab, orchestrée par Eric Minh Cuong Castaing, les danses et revendications du monde arabe ont clôturé l’édition 2025.

D’abord, un regard sur une autre métropole portuaire : Cela fait trente ans que le mouvement citoyen Reclaim the streets  fut fondé officiellement à Londres. Son objet, son objectif : Redonner aux citadins la place dans l'espace public que lui refusent les aménagements pensés en faveur de la voiture, des promoteurs immobiliers et des enseignes commerciales. Le mouvement se lança en 1995 par une rave party de cinq mille personnes sur une autoroute ! Et même s'il s'est dissout six ans plus tard, il a marqué l'histoire des mouvements cherchant à humaniser les environnements urbains. Seulement, quel rapport avec le solo de Nermin Habib, venue du Caire au Festival de Marseille pour évoquer la capitale de l’Egypte ?


Outre son titre, le solo Reclaming  aborde de front la transformation des villes au détriment de ses habitants. Le solo prenant des allures de reportage vidéo, Habib nous amène dans sa ville, Le Caire. Non pour des images carte postale, mais pour questionner son évolution, son urbanisme, le sort de ses habitants... Alors que l'Egypte fait face à une croissance rapide de sa population, le Caire change et on peut en regretter certains aspects comme la démolition d'un patrimoine historique et la construction de cités dortoir sans âme.

On pourrait dire : Au Caire aussi... Au Caire aussi, les projets immobiliers poussent comme des champignons aux abords de la ville. Au Caire aussi, on construit des barres d'immeubles au caractère dystopique. Au Caire aussi, quelques vieux refusent de quitter le domicile de toute leur vie au profit des promoteurs. Au Caire aussi, ces vieux subissent la solitude. On apprend tout cela par les images, le fond de scène de la petite salle du Théâtre Joliette s'étant transformé en écran.


Mais Habib revient aussi sur la mouvance citoyenne qui réclamait de reprendre le pouvoir en 2011. Au Caire, la politique de grands travaux sous la présidence d'Al-Sissi s'emploie aussi à effacer le souvenir de la révolution de 2011. Et une nouvelle capitale, une « Sissi City » telle une Brasilia saharienne, est en construction. Alors, on ne sait dans quelle mesure Reclaiming  est à voir comme une métaphore de cette évolution politique et de la répression qui l'accompagne. Mais la simple référence aux revendications et manifestations citoyennes véhicule sa dimension politique, comme le titre du spectacle.

Quand Habib entre en scène, on cherchera en vain toute note festive. Elle évolue près du sol, le corps contraint, comme s'il portait la détresse de ces êtres délaissés. Mais la fête résonne, en arrière-plan, tel un écho lointain. Quand Habib évoque le baladi, les tremblements habituellement joyeuses et extatiques deviennent une allégorie de nervosité, de peur ou d'espérance citoyenne. On s’attendrait aussi à une vraie fusion entre les images du Caire et la danseuse ou sa silhouette, mais la symbiose se refuse à elle comme à nous. Sans doute cette impossibilité est-elle synonyme du regard distancié d’Habib sur sa ville, dans laquelle elle ne se reconnaît plus.


Habib, qui est licenciée en philosophie, s’est formée à la Cairo Contemporary Dance School, mais aussi à Amsterdam, avec une attention particulière pour les communautés marginalisées. A Madrid, elle a participé au Global Cultural Relations Program et elle anime aujourd'hui des ateliers de danse pour des publics de femmes, enfants et groupes en situation de handicap.

Elle aurait ainsi pu trouver sa place parmi les animateurs chorégraphiques de la soirée Tarab, fête finale du Festival de Marseille 2025 à la Friche Belle de mai, orchestrée par Eric Minh Cuong Castaing. Non seulement le directeur de la compagnie Shonen partage avec Habib l'intérêt pour le travail avec des personnes « en situation de », il a ouvertement placé cette clôture sous le signe de la danse dabke  et fait preuve d'une capacité étonnante à entrainer le public dans la modification de son état d'esprit et de corps, vers la douceur et la fluidité.

Ce qui fut d’autant plus important que la fête Tarab  était placée sous le signe du lien avec la Palestine. Les keffiehs étaient nombreux et il faut rappeler que Castaing avait, lors de l'édition 2018 du Festival de Marseille, créé Phoenix, un ballet pour danseurs et drones en duplex avec des danseurs urbains à Gaza [notre critique]. De ces jeunes-là, certains ont succombé aux bombardements israéliens, comme tant d'autres habitants de Gaza. Mais par on ne sait quel miracle, et grâce à la musique techno, la fête eut lieu à Marseille, animée par de nombreux artistes palestiniens, libanais ou égyptiens.

Thomas Hahn
Spectacles vus le 6 juillet 2025

Reclaiming
Interprète et chorégraphe : Nermin Habib
Compositeur :  Mohammed Hussien
Archive vidéo : Karim El-Hiwan, Nermin Habib
Assistant réalisateur : Mario Seha  
Création lumières : Saber Elsayed
Chargé de recherche artistique : Nancy Habib
Costume : Nabaa Ragy
Production médias : ECHO company

Tarab
Chorégraphie : Eric Minh Cuong Castaing
Danseur·euses interprètes : Nadim Bahsoun, Rima Baransi, Marah Haj, Aly Khamees, Ashtar Muallem, Nancy Naser Al Deen, Mohand Qader, Mohanad Smama
Performance live-act : Rayess Bek
Regard chorégraphique : Aloun Marchal
Regard dramaturgique : Marine Relinger
Création lumière : Sébastien Lefèvre

 

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