« Queen-Size » de Mandeep Raikhy
Bien entendu, la danse contemporaine existe en Inde. Le festival marseillais Plus de genres vient d'en montrer une pièce fort déroutante.
Toute réception inter-culturelle bien comprise devrait fonctionner tout d'abord comme une école de doute fécond, et de l'infinie modestie. Que sait-on de l'Inde ? Une aura spirituelle apaisée continue d'en nimber l'image qui flatte les imaginaires européens ; également les réjouissantes diableries de Bollywood. Mais entre autres ségrégations de castes et violences faites aux femmes, il n'est pas vain de rappeler comment le régime du président Modi se situe dans les parages d'un Erdogan ou d'un Poutine, pour jeter de l'huile sur le feu des tensions nationalistes et crispations autoritaires.
On n'ira pas plus loin dans le présent exposé géo-politique, puisqu'on n'en est pas expert. Mais c'est aussi qu'on reste perplexe devant le signe apparemment inverse émis par la Cour suprême du pays le 6 septembre dernier. Celle-ci abolissait la législation qui criminalisait l'homosexualité en Inde (héritée, au demeurant, des autorités coloniales britanniques). L’État n'a pas à s'immiscer dans l'intimité des citoyens, concluait la docte assemblée. C'était assez énorme, du point de vue sociétal, pour un pays du sud aussi peuplé, et de haute tradition.
Toutes ces considérations ne sont pas indifférentes à la pièce Queen-Size, conçue dans une optique activiste pro-gay, dès 2016, par Mandeep Raikhy, chorégraphe indien contemporain (en grande partie formé à Londres). Cette pièce est venue conclure le festival + de genres, que propose Klap, maison pour la danse à Marseille. L'intitulé de cette manifestation joue habilement sur les sens multiples du vocable "genre". Soit le genre artistique, sur la pente contrastée de la diversité des courants esthétiques. Soit le genre, qui pense à neuf la construction culturelle des comportements liés à l'attribution sexuée. On s'y attarde un instant, car ce flottement de sens, au croisement des notions, mériterait amplement d'être creusé.
Queen-Size est un duo. Masculin. Il se joue tout entier autour d'un – et sur un – lit. Très vite, on y captera des signes suggérant, à l'évidence, des actes franchement sexuels entre les deux partenaires. Voilà qui peut dérouter un regard occidental, clivé entre les notions d'érotisme euphémisé d'une part, de pornographie explicitée d'autre part. La perplexité interculturelle s'enrichit encore au constat que, pour autant, les deux interprètes ne dépasseront pas le stade encore pudique de rester en slip.
Le spectateur occidental, rompu à la nudité intégrale sur scène, pourra alors songer au fait que cette dernière, volontiers accompagnée d'une hyperbole de références théoriques, se résoud souvent dans une mise à grande distance de fait, quant à l'explicitation des rapports sexuels (cela particulièrement dans le champ de l'art-performance).
Regardons donc, une bonne fois, ces deux jeunes gens qui, fondamentalement, explorent les énergies d'une relation d'attirance, et ses consommations, entre hommes. Le lit où ils se rejoignent est un charpoy, couche traditionnelle indienne faite de cordages très tendus et tressés. D'où une dynamique du couché et du sauté, du rebondissement, de la surrection, qui est au coeur joyeux, parfois presque enfantin, de pulsions jubilatoires qui animent les projections l'un vers l'autre, les enjambées, les montées et descentes du lit, les saillies, les roulades.
Entre chamailleries, étreintes, copulations (mimées), relâchés et replis, tout est orchestration de l'aimantation et du repoussé, allégorie de la fusion puis du recueillement. A plusieurs reprises et à tour de rôle, l'un des partenaires s'assoit au sol contre ses jambes ramassées, tandis que l'autre crée l'échappée lointaine, symbolique, d'aller ouvrir grand la porte de la salle de spectacle. Dans celle-ci, les spectateurs sont situés de plain pied sur l'aire de jeu, assis sur de petits bancs traçant les quatre côtés de son pourtour. Le rapport est d'une extrême proximité. Les danseurs ne peuvent que toucher les spectateurs, ici ou là. Il en découle une complexité inattendue.
Déjà, alors qu'abondent les motifs des puissances libidinales, alors que les deux gars entrecroisent leur regard dans une tension soutenue, leur interprétation gestuelle reste néanmoins toujours précise, découpée, stylisée. Il y a quelque chose d'une étude, derrière la mise en scène du rapport, dans Queen-Size. Puis cela se complexifie dans le rapport scène-salle (ici mêlées) qu'on vient d'évoquer.
Car enfin, lorsqu'une peau frémissante, voire un sexe, d'un jeune homme en pleine représentation quasi athlétique, vient à rôder sous le nez d'un spectateur assis très bas, il se produit un étonnant paradoxe. Hyper-spectacularisée, la présence est néanmoins si proche, si évidente, qu'elle ne paraît plus tellement distincte que celle de son – ou sa – voisin.e à côté de soi. D'où un renvoi à soi-même, et la suggestion d'une forme de banalité, qui ne le serait pas tant, et serait, à tout le moins, questionnable. Qu'est-ce donc qui (é)branle ? Ou pas ?
A chacun.e de se débrouiller dans le calcul de la distance qu'il.le voudra bien y mettre. Ou pas. En cela Queen-Size touche bien à une question de taille, d'espace, d'intimité, que chacun.e est libre de conférer – et d'inventer – en ces choses. Et ces formes.
Gérard Mayen
Spectacle vu le jeudi 4 avril 2019 à KLAP, Maison pour la danse (Marseille).
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