Quand le corps parle au Festival d’Avignon.
Dans les pièces d’Emma Dante comme dans celle d’Alain Foix, présentées respectivement dans le in et le off du Festival d’Avignon, le corps parle autant que les mots.
L’un des événements, sans conteste, du 75e Festival d’Avignon fut le retour (après Bestie di scena en 2017) de l’autrice et metteuse en scène Emma Dante avec ses dernières créations, Misericordia (2020) et Pupo di Zucchero - La Festa dei Morti (2021). Données au Gymnase du lycée Mistral, les deux pièces se situaient l’une comme l’autre dans cette Italie du Sud d’où est originaire la dramaturge. La seconde empruntait aux traditions locales pour mettre en scène, distillant du même coup une émotion allant droit au cœur, la veillée de la fête des Morts le 2 novembre et la fabrication rituelle d’une statuette en sucre, que viennent durant la nuit manger les défunts, tandis que la première représentait un quotidien semblant tout droit sorti des bassi napolitains, ces logements insalubres et sombres de la capitale de la Campanie où le pittoresque le dispute à la misère.
"Misericordia" © Christophe Raynaud de Lage
Si les quatre personnages campés de façon extraordinaire par Italia Carrocio, Manuela Lo Sicco, Leonarda Saffi, actrices de la compagnie SudCostaOccidentale d’Emma Dante, et par le danseur Simone Zambelli, appartenaient effectivement aux franges les plus misérables et déshéritées de la société italienne, ils n’en formaient pas moins une famille autour d’Arturo, enfant autiste né d’une prostituée décédée alors qu’il n’avait que quelques mois et recueilli par un trio de Parques débordantes d’amour et d’attention et voulant pour lui le meilleur. Autrement dit, selon Dante elle-même expliquant son titre Misericordia, « un lieu terrible, misérable, étroit, mais d’où pourtant naît l’amour ».
"Misericordia" © Christophe Raynaud de Lage
Dans leurs sonorités âpres et musicales autant que pour leur sens, les mots – en particulier ceux des dialectes des Pouilles et de la Sicile qui composaient l’essentiel des dialogues – jouaient dans la caractérisation des personnages un rôle certain. Toutefois le corps tenait ici une place centrale. Celui, informe ou soudainement séduisant des trois mères d’Arturo, mais aussi et surtout celui de ce dernier, qui pour être quasi muet et incapable de la moindre autonomie, n’en était pas moins intensément présent. Il faut saluer l’extraordinaire performance de Simone Zambelli, qu’Emma Dante a sollicité pour ce projet après l’avoir vu danser et après avoir le même jour, quelques heures plus tôt, vu dans un hôpital un petit garçon autiste tournoyant sur lui-même en riant.
"Pupo di Zucchero" © Christophe Raynaud de Lage
Durant la majeure partie du spectacle, le danseur devenait ce corps désarticulé, pantin informe rappelant Pinocchio dont seuls les gestes pouvaient dire le plaisir ou l’inconfort. Sans que jamais, grâce à l’infinie délicatesse du regard porté sur lui par la metteuse en scène, le spectateur ne se sente gêné ou mal à l’aise devant cette exhibition scénique du handicap. Comme le soulignait la dramaturge, « son corps est son outil d’expression. Pour lui, les bruits déclenchent des émotions (…). Par son talent de danseur, Simone Zambelli parvient à nous faire oublier la danse tant et si bien que sur scène, nous ne voyons plus qu’un corps racontant une maladie joyeuse ». Et ce n’est que lorsqu’Arturo parvenait enfin à dompter ses mouvements incontrôlés pour s’habiller et se chausser seul, au moment de quitter ses mères adoptives pour entrer dans une institution adaptée, qu’il prononçait enfin son premier mot : « Mamma ». Le geste avait été en quelque sorte la condition nécessaire à l’avènement d’une parole qui concluait et résumait une pièce qu’Emma Dante a commencé à concevoir il y a quatre ans, au moment où elle s’apprêtait à adopter un enfant…
Bien que d’une tout autre nature dans son ambition comme dans son contexte, Atikté, présenté à l’Albatros Théâtre dans le cadre du Off, donnait au corps la même puissance symbolique. La courte pièce écrite et mise en scène par Alain Foix était en effet annoncée comme « théâtrale et chorégraphique ».
Elle était interprétée par deux comédiens, Morgane Lombard et Fred Fortas, et par une danseuse, Manuèle Robert. Sans oublier un quatrième personnage à la présence muette et immobile : la reproduction d’un des bronzes de danseuse de Degas. Car la danse était au cœur de ce dialogue entre une psychanalyste juive et son patient palestinien, venu consulter pour, entre autres troubles, un attachement mortifère à cette statuette dont la seule évocation lui fait perdre le contrôle de ses gestes. On ne révèlera pas le fin mot d’une situation qui s’avérait plus fine et touchante que, s’agissant d’opposer deux personnages si stéréotypés, on aurait pu le penser au départ. Mais la danse ici encore, qui vient scander la pièce, tout comme les gestes venus du plus profond du corps, disent et révèlent ce que le langage oral est impuissant à transmettre et jusqu’au passé enfoui qui ressurgit chez les deux protagonistes. Dans sa modestie et sa simplicité efficace comme dans la justesse de son interprétation, Atikté (mot grec signifiant « celle qu’on ne touche pas »), témoignait de la richesse et la variété des propositions, in et off confondus, où puiser au gré de ses envies.
Isabelle Calabre
Avignon les 23 juillet et 26 juillet 2021.
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