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« Prométhée » de Martin Harriague par le Ballet de l’Opéra d’Avignon

Coup d’éclat à Avignon : le directeur du ballet maison crée un Prométhée qui soulève un enthousiasme communicatif… Tout cela est bien, mais surtout, au moment où l’Opéra de la cité des Papes organise d’une façon inédite avec le CCN de Biarritz le passage de son chorégraphe-directeur Martin Harriague vers la ville basque, cette réussite confirme le talent du susdit. Car Prométhée, avec ou sans Beethoven, est, quoique rare, un thème majeur, magistralement traité ici.

Autant, pour une fois, commencer par la fin. À peine le rideau tombé sur les ultimes notes de « Ludwig Van », les hurlements et les viva éclataient dans la petite bonbonnière de l’Opéra d’Avignon qui, en 200 ans (il fêtera son bicentenaire en 2026), n’a pas souvent connu de tels accueils « à la rock-star » ! Du moins dans les souvenirs des plus anciens observateurs. Une véritable hystérie de jeunes spectateurs applaudissant avec frénésie les musiciens (à peine plus vieux qu’eux et qui ne s’attendaient manifestement pas à pareille fête), puis les treize danseurs, initialement un rien saisis puis ravis… À voir, plus tard, les visages des directeurs respectifs de l’orchestre (Alexis Labat) et de l’Opéra (Frédéric Roels), le résultat dépassait toute attente. Car à l’origine, un peu un pensum : le nouveau directeur-chorégraphe souhaitait travailler avec les forces vives locales (quoique l’orchestre ne dépende en rien de l’Opéra) et intégrer la thématique générale de la saison consacrée aux mythes.

Un peu d’histoire quand même. Le mythe de Prométhée remonte au poète Hésiode (VIIIᵉ–VIIᵉ siècle av. J.-C.) qui, dans sa Théogonie, raconte l’histoire d’un Titan, Prométhée, connu pour son intelligence et sa prévoyance. Prométhée et son frère Épiméthée sont chargés par les dieux de répartir les qualités entre les espèces mortelles. Épiméthée, étourdi, oublie les humains, les laissant sans protection. Prométhée vole donc le feu divin et l’offre aux hommes, leur permettant ainsi de se chauffer, de cuire leurs aliments et de progresser. Ce geste symbolise l’apport de la connaissance et de la civilisation aux humains. Furieux, Zeus punit Prométhée en l’enchaînant à un rocher, où un aigle vient chaque jour lui dévorer le foie, qui se régénère éternellement. Ce sera la trame d’une tragédie d’Eschyle (Vᵉ siècle av. J.-C.), Prométhée enchaîné, dont le souvenir va nourrir la pensée « progressiste » en illustrant le conflit entre la science et le pouvoir divin.

Difficile d’imaginer le chorégraphe, apprécié pour sa vision acide — euphémisme — de l’ère trumpienne (América – 2024 – et Americaa – 2020), dans la relation amoureuse (Crocodile – 2024) ou le fantasme du prince de ballet (Princes – 2016), en tout cas, et sur ses plus de vingt créations (depuis 2009), peu tourné vers les sujets mythologiques, se préoccuper du Titan. Mais cela négligeait que Prométhée apporte aussi les techniques, que son frère Épiméthée épouse Pandore malgré les avertissements fraternels et avec les conséquences que l’on sait, et que la révolte contre les dieux nourrit la pensée révolutionnaire. Les angoisses aussi : voir ainsi le sous-titre de Frankenstein, le roman de Mary Shelley : Le nouveau Prométhée. Martin Harriague ne tordait ni son inspiration ni le mythe à s’y pencher de près pour une réflexion contemporaine.
Fors la musique quand même ! Ce seul ballet de Beethoven, créé à Vienne en 1801 par Salvatore Viganò, possède un souffle qui évoque parfois la Troisième Symphonie, mais avec quelques langueurs cependant, et l’on constatera qu’à part deux Stravinsky (Sacre – 2021 – et Noces – 2024), le chorégraphe cherche peu son inspiration dans le suivi d’une partition. Alors, avec la candeur des gamins doués, Martin Harriague ne va pas « reprendre » la partition, mais, après avoir établi — aidé de la dramaturge Claire Manjarres — un scénario, il va dialoguer avec le compositeur Fabien Cali, résident à l’Orchestre d’Avignon, pour adapter la partition de Ludwig Van. Le dit Cali freinant assez ces velléités iconoclastes, puis y cédant avec un certain bonheur, à ouïr le résultat… Dès lors, le thème du Titan et de son devenir tient la place centrale de cette création qu’il faut classer dans la catégorie des œuvres narratives.

Pour ne pas avoir eu une grande postérité, le thème de Prométhée réapparaît à plusieurs étapes clés de l’histoire de la danse. En 1929, Jacques Rouché, l’incontournable directeur de l’Opéra de Paris, commande à George Balanchine un ballet pour l’Opéra de Paris. Une façon de ramener dans la grande maison un peu de la magie des Ballets russes. Mais le chorégraphe tombe gravement malade et c’est le danseur choisi — un certain Serge Lifar — qui reprend le projet, créé le 30 décembre 1929 à l’Opéra de Paris. L’œuvre, reprenant la partition de Beethoven, insiste plutôt sur le personnage de Prométhée que sur ses créatures, logique si l’on se souvient que c’est Lifar lui-même qui danse le Titan ! Le succès est énorme ; ses conséquences se feront sentir au moins jusqu’en 1958, date officielle du départ en retraite de Lifar…

Moins connu mais important également, en 1956, le nom de Maurice Béjart commence à résonner et ses premières créations agitent le Landerneau chorégraphique. Entre Haut Voltage (1955, musique Pierre Henry, quand même !) et Sonate à trois (1957, adaptation autorisée par Sartre, l’auteur de Huis Clos, quand même), on trouve un Prométhée, argument de Pierre Rhallys et musique de Maurice Ohana, créé lors du Festival de Lyon-Charbonnières le 27 juin 1956… De fait, cette création de la première période béjartienne n’a pas la notoriété d’autres et n’a jamais été reprise, mais on voit que la logique titanesque n’est pas loin dans l’esprit du Béjart « d’avant-garde » (le mot « théâtre d’avant-garde » fait alors florès).

Et il y a un peu du jeune Béjart chez Harriague. Par son irrévérence savamment dosée, par exemple : ainsi, il installe (signant scénographie et lumière) l’orchestre sur un podium, à deux mètres au-dessus de la scène, tout le ballet se déroulant en frise — comme un sous-titre — en bas de l’orchestre. La pièce se déroule en scènes enchaînées, comme autant de tableaux de la « geste » prométhéenne, au sens large. Car dès l’entrée, quand les formes humaines initiales sont apportées sur deux lits à roulettes, animées par les deux Titans comme s’animent les marionnettes, il faut penser au docteur Frankenstein : saccades, rudesses, sensualité trouble, avant que le groupe ne survienne. Se succèdent alors les évocations des deux frères Titans, jusqu’au supplice avec un aigle vivant (en réalité une grande et superbe buse) porté au poing et traversant la scène. Évocation, car le chorégraphe ne se limite pas à la trame historico-mythologique, mais, via une visite de musée assez irrésistible, une scène de percussion interprétée par les danseurs eux-mêmes, des bas-reliefs « grécisants » en ombres chinoises, le ballet fait le tour de ce que Prométhée signifie aujourd’hui. Avec le succès que l’on a vu en commençant.

Philippe Verrièle
Vu à l’Opéra d’Avignon, le 12 décembre 2025
Une tournée française est prévue en 2026.

 

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