Prémices de la Jeune Danse : Génération Bagnolet
Quelque chose de particulier s’est passé pour que soudain, avec Maguy Marin, Dominique Bagouet ou Régine Chopinot et Jean Claude Gallotta, et avec eux toute une génération de chorégraphes, apparaissent. Mais il ne faudrait pas confondre cette génération avec toute l’histoire de la danse française de la seconde moitié du XXe siècle ni même avec ce mouvement que l’on appelle La Jeune Danse Française. Affirmer « La Nouvelle Danse Française bénéficie de premières subventions, des premières expériences de décentralisation et de la création d'institutions pour la création et pour la diffusion. Souvent réunis sur un mode collectif, ces jeunes créateurs rêvent de danse d'auteur(e) à la Française[1] », comme certain peuvent l’écrire, c’est aller un peu vite en besogne. La fameuse « danse des années 1980 » commence avant la fameuse décennie et ne la résume pas et ainsi écrire « de cet inventaire surgissent les noms des chorégraphes emblématiques de la Nouvelle Danse Française : Dominique Bagouet, Maguy Marin, Régine Chopinot, Jean-Claude Gallotta, Philippe Decouflé, Bouvier-Obadia » revient à mélanger les aventuriers qui mettent en places les outils et leurs enfants qui en bénéficient… Quelque chose s’est bien passé, mais de façon un plus complexe que ce que l’on veut bien dire et croire.
D’ailleurs cette « danse des années 1980 » commence dès la fin des années 1970 avec ce que l’on peut appeler « La Génération Bagnolet » terme un peu facile mais pratique parce que c’est dans le contexte bruyant et brouillon du fameux gymnase qu’est repéré un ensemble de jeunes chorégraphes d’âge et de parcours à peu près comparables. Repérés, mais émergeant ailleurs car Bagnolet n’offrait guère qu’un peu de visibilité, pas une carrière. Pour comprendre ce qui s’est passé, il faut donc aller un peu plus loin.
S’appuyer sur une figure remarquable, celle de Bagouet, permet de fixer une borne temporelle avec l’année 1976 et de mettre en avant quelques points saillants. Cette année-là, après son passage à Mudra, l’école de Maurice Béjart à Bruxelles, après avoir été engagé au Ballet du Grand Théâtre de Genève puis chez Felix Blaska. Dominique Bagouet passe quelques semaines aux Etats-Unis. Il suit les cours dans la Rotonde de l'Opéra avec Carolyn Carlson et danse dans les compagnies de Peter Goss, Joseph Russillo et Anne Béranger. Dans la foulée, il crèe un trio, avec trois danseuses de Peter Goss, Chanson de nuit.
La pièce remporte le premier prix du concours de Bagnolet. Tout est en place, C'est-à-dire que le jeune homme a achevé le parcours de formation, qu'il a fait la somme des expériences inconciliables qui expliquent, en partie, l'émergence de ce mouvement. Bagouet n’appréciait pas spécialement ce statut d’icône d’une génération et ce fut surtout après sa mort que sa personnalité en vint à résumer une époque. C’est la fameuse expression « le petit prince de la danse contemporaine française », locution journalistique assez mal venue : Bagouet n’avait rien d’un petit prince et ne le revendiquait pas. En revanche, son parcours et les choix qu’il induit sont communs à la génération auquel il participait et cela permet d’y voir un peu plus clair.
Bagouet a été Formé dans la plus pure tradition classique chez Rosella Hightower, la grande ballerine des Ballets du Marquis de Cuevas, exploré la remise en cause du ballet par Béjart. Danseur des Ballets du XXème siècle, il a acquis la certitude que l'art chorégraphique à quelque chose à dire. Pendant ces années, il effectue quelques voyages pour aller voir une jeune chorégraphe allemande qui vient de s'installer à Wuppertal et qui s'appelle Pina Bausch. Il découvre la tradition du Tanztheater qui ne jouit alors que d'un écho confidentiel en France.
La gestuelle très fine, construite autour d’un mouvement d’une grande subtilité et composée soigneusement qui domine des pièces de la dernière période de la courte carrière de Bagouet (il chorégraphie pendant quinze ans et son catalogue d’opus compte environ trente pièces) a occulté la grande théâtralité des œuvres précoces, comme le Voyage organisé (1977) qui ne possèdent pas ce raffinement dans la composition des patterns que l’on fait volontiers découler d’une influence américaine et que des critiques ont qualifié de « baroque contemporain ». Ces premières pièces possèdent en revanche une truculence qui n’est pas sans les rattacher à une veine expressive. Car, si avec le retour des Etats-Unis, il est tentant de lire l'influence de l'expérience « cunninghammienne » sur ce créateur jeune, l’impact n’en sera réellement sensible que nettement plus tard.
Il convient aussi de noter la fondation de la compagnie. Celle-ci advient très vite, dès 1976 et constitue une rupture avec la tradition du chorégraphe passant d'un groupe à un autre au gré de commande des maisons d’opéra qui était la règle. C'est l'affirmation que le groupe de danseurs n'est pas la finalité de l'art chorégraphique mais son outil au service d'un créateur, le chorégraphe. Lequel développe un style que les danseurs doivent maîtriser pour le servir au mieux. Et il a souvent été répété combien la subtilité des fameux « petits gestes » de Bagouet demandaient de la part des danseurs une attention rigoureuse. Pourtant à l’aube de son parcours Bagouet crée une compagnie et il n'est pas interdit, sous réserve d'autres éléments, de lire dans cette préoccupation, le résultat de son expérience auprès de ses aînés, y compris Béjart.
On notera également, que très rapidement, il doit enchaîner les créations, ceci étant très lié au point précédent. Dans un paysage chorégraphique où le subventionnement public reste plus que modeste, créer et diffuser reste le seul moyen de vivre, d’où un rythme effréné. Primé au printemps, Dominique Bagouet est programmé à l’été 1976 à Avignon, où il donne Endenicht, puis Ribatz, Ribatz en novembre… Et la survie de la compagnie doit alors beaucoup aux tournées Jeunesse Musicale de France de 1977 et 1978… C’est à ce moment qu’intervient une personnalité aussi importante que controversée : Robert Berthier. Venu de l’entourage de Michel Guy alors au Festival d’Automne, il rencontre Dominique Bagouet par l’entremise du journaliste André-Philippe Hersin et propose à un très jeune maire tout juste élu (élection de 1977), Georges Frêche, lequel n’a alors, et à ses dires même, pas grande inclination pour la danse contemporaine, d’installer une compagnie de danse dans sa ville. La naissance du Centre Chorégraphique Régional est le résultat de cette rencontre presque de hasard.
. Il faut rappeler à ce propos qu’il existe alors un ballet de Montpellier. Il avait été dirigé par une Mademoiselle Céréda dans les années 1930, et, à partir des années de la guerre, va être marqué par les figures de Mesdemoiselles Jeanne Langlois et Juliette Davin jusque dans les années 1950. C’est ensuite les demoiselles Calafa et Guillaume qui s’en sont disputé la direction, tandis que Langlois et Davin restaient fort actives dans la ville. Gil Roman, l’actuel directeur du Béjart Ballet Lausanne a commencé son parcours sous leur direction. Janine Charrat entretenait des relations suivies avec ces deux demoiselles et vint présenter, sur la scène de Montpellier, sa jeune étoile, Claire Sombert. Mais ces détails n’existent plus que dans la mémoire de quelques témoins… Cette compagnie répétait dans le studio de l’opéra Comédie où la compagnie Bagouet va commencer (et finir) son parcours en posant ses valises !
Et, en 1976, tandis que Bagouet gagne le concours de Bagnolet, Jean-Claude Gallotta y reçoit le Prix de la fondation de la danse (à noter qu’il y obtiendra le 2ème prix ex-aequo en 1980, ainsi que le prix de l’humour ce qui, à l’époque ne l’avait pas réellement satisfait !). Ainsi dans cette victoire de Bagouet, se retrouve pratiquement tout ce qui constitue les fondements esthétiques, mais encore les germes institutionnels de la Jeune Danse Française.
Ce nom de "Génération Bagnolet " se justifie en ce que cette génération est composée d’artistes qui s'affirment artistiquement de façon très indépendante mais curieusement parallèle et volontiers à partir de cette reconnaissance que vaut une réussite à ce fameux concours. Mais une réussite à Bagnolet n’est pas impérative pour appartenir à cette génération. Il s’agit plus d’une communauté de destin matérialisé par le concours qu’un cursus impératif.
Cet effet de génération apparaît assez clairement en comparant les biographies des grandes figures de cette période.Ainsi Odile Duboc qui, au demeurant, n’a remporté aucun prix à Bagnolet, arrive à Paris en 1979. Elle vient d'Aix-en-Provence et c'est dans cette ville qu'elle a appris la danse classique et le modern jazz puis qu'elle finit par ouvrir une école de danse en 1972. Dans ces "Ateliers de la danse", passeront entre autres Georges Appaix et Josette Baïz. On les appellera "les Aixois".
Quelques années plus tard, Odile Duboc rencontre Bernard Misrachi (co-fondateur du groupe Dunes avec Madeleine Chiche) et participe dès 1978 au festival « Danse à Aix » que Ginette Escofier, une ancienne amie du cours de danse de Madame Mansio, a mise en place l’année précédente. Elle rencontre Françoise Michel (scénographe et créatrice de lumière) ; elles s'installent à Paris. Odile Duboc y crée sa première pièce, un long solo de plus d’une demi-heure sans musique. A partir de ce moment, les créations se succèdent dont nombre de projets dans la rue. En 1983, Odile Duboc et Françoise Michel fondent la compagnie Contre jour et, en 1984, créent la pièce Avis de vent d'Ouest, force 5 à 6, d'abord à Aix puis à Paris.
Avec cette pièce les éléments d'un style "Duboc" sont en place. Façon de reconnaitre qu'il y avait quelque chose d'étranger et de nouveau dans ce travail tout en retenue, très suspendu et très personnel. Dans le parcours d’Odile Duboc, le souci de l’autonomie artistique – l’idée de la compagnie, avec cette alliance unique avec une créatrice lumière – et le souci pédagogique et de la diffusion. Comme Dominique Bagouet, Odile Duboc qui pourtant développe une danse bien différente que l’auteur de Chanson de nuit, la formation s’est nourrie de la danse académique et ne l’a pas désavouée. Comme toute cette génération, Odile Duboc quoique ne reniant rien de son origine provinciale, s’installe à Paris.
L'année de l'arrivée d'Odile Duboc à Paris, à Grenoble, Jean-Claude Gallotta fonde le groupe Emile-Dubois et contrairement à sa consœur, il renforce son ancrage local. Mais la ville, avec l’implantation de Félix Blaska en 1973, avait déjà vu une compagnie à l’œuvre localement. Donc, dans les années 1970, tandis qu'il suit des études à l'école des beaux-arts, Jean-Claude Gallotta découvre la danse par le biais des claquettes et de la danse classique. Il élabore alors des spectacles pluridisciplinaires dans des studios désaffectés ou dans la rue. Dans le même temps, il découvre la danse moderne et en particulier l'art de Merce Cumningham. C'est ainsi qu'il développe un ton personnel, décalé et ironique fait de petits gestes un peu dérisoires mais d’une très grande précision. Puis le jeune grenoblois revient vers sa ville en 1979 et constitue Le Groupe Emile Dubois, une tribu plus qu’une compagnie, fantaisiste et drôle.Ce ton et cet humour lui valent le prix de l’humour au concours de Bagnolet (1980). Cette réussite le déconcerte un peu, lui qui ne sentait pas sa danse si drôle. Mais elle l'était. L’année suivant, il crée Ulysse, pièce culte, référence d’une génération qui se retrouve à la fois dans la forme de l’œuvre mais aussi dans sa réception.
La pièce est d’une redoutable précision d‘écriture, utilisant les principes de la danse répétitive. Le chorégraphe a tiré le meilleur parti de la scénographie tout de blanc et de l’architecture très rigoureuse des lignes de construction. La danse de micro-gestes comme à peine osés, les portés, la multiplication des actions, désamorcent ce que la forme aurait pu avoir de froid. D’autant qu’une foule d’événements curieux (comme la présence d’une dinde vivante sur scène) apportait une singulière distance pour tout esprit de sérieux. C’est une pièce d’ironie, désinvolte et, pour toujours, adolescente. Immédiatement, la pièce court les festivals. La compagnie la reprend dès 1984 pour dix danseurs au lieu des huit initiaux. Ulysse représente la France au festival qui accompagne les jeux de Los Angeles, est programmé au festival d’Avignon et un peu partout.
À l’affiche, une superbe jeune danseuse : Josette Baïz, élève d’Odile Duboc. Communauté encore. Si Jean-Claude Gallotta ne partage pas la formation soignée ce nombre de ses pairs, il a bien la même attention à la structure, à cet outil qui permet de défendre librement l’œuvre. L’atteste la présence à ces côtés, dans la bande d’Emile, de Léo Standard – alias Jean-Yves Langlais – qui expliquait avoir travaillé avec le chorégraphe « façon aimable, dirai-je, de 1979 à 1981. Et ensuite, d'une manière professionnelle et structurée, selon un engagement plus conduit, de mars 1981 à juillet dernier [1992] » et précisait ses fonctions « Au départ, je m'occupais des décors et des costumes. Ensuite, des tournées, de l'organisation de la compagnie, des productions » (Le Soir, 15/01/1992).
Toulousaine, Maguy Marin avait déjà croisé Dominique Bagouet, quand elle était chez Béjart, entre 1972 et 1976. L'ex-demi-soliste au Ballet de Strasbourg est devenu une interprète reconnue, participant à la création de certaines des plus grandes pièces béjartiennes (Notre Faust, Héliogabale, Molière imaginaire) et à la reprise des grands classiques de la compagnie (Symphonie pour un homme seul, Roméo et Juliette ). Mais la jeune femme sent déjà le besoin de créer et dès 1976, propose avec Yu-Ku-Ri pour le Ballet du XXe siècle, sa première pièce. L'année suivante, elle reprend son indépendance, et crée Évocation qui remporte le concours de Nyon 1977.L'année suivante, avec Nieblas de Nino, elle remporte le concours de Bagnolet (durant cette édition, un certain Dominique Boivin remporte le prix de l'humour, déjà). Puis Maguy Marin s'installe à Créteil.
Le 4 novembre 1981, le théâtre Municipal d'Angers voit débarquer d'improbables figures masquées d’argile, le visage difforme, les cheveux blanchâtres et hérissés voguant dans une fête foraine navrante. La situation dégénère et, sur la puissance d'une symphonie de Schubert, deux clans également pathétiques se provoquent et finalement s'évitent dans la même veulerie. Enfin c'est l'exil. Dans le cortège qui tourne en rond et ne va nul part, les plus faibles sont forcément victimes des autres avec la complicité de tous. Et tout ceci est d'un humour féroce. Voilà May B, chef-d'œuvre effroyable qui entre dans l'histoire de la danse par la porte de l'hospice, œuvre toujours contestée après des centaines de représentations (Entre 800 et 900 représentations pour la seule compagnie !).
Cette création majeure fait de Maguy Marin une des références de la Jeune Danse même si certains, au moment où elle s’impose, critiquent avec une grande violence sa théâtralité. En 1984, elle crée Eden, pièce bouleversante, connue aujourd’hui surtout pour son pas dedeux étonnant où deux figures issues de l’infini du temps s’étreignent sans que la femme – est-elle nue dans les bras de l’homme ? – ne touche jamais le sol.
Extrait Duo d'Eden - Maison de la Danse - Compagnie Maguy Marin from Compagnie Maguy Marin on Vimeo.
Un soir, le directeur technique de l’époque, Pierre Colomer, s’inquiète de ne pouvoir faire tourner la pièce avec ses décors. Il appelle un copain, directeur technique du festival de Vaison, à la rescousse pour lui donner des idées. Antoine Manologlou, dit « Manou le grec » sera le complice de la chorégraphe autant que l’administrateur jusqu’en 2011.
Aventures humaines, camaraderie et fâcherie, croisement et invention d’institutions et d’outils. Cette « Génération Bagnolet » est bien celle des chorégraphes, mais aussi d’une génération de figures et de personnalités très fortes. Et encore, nous n’avons pas parlé des Lyonnais, mais il ne faut pas anticiper.
Philippe Verrièle
[1] Francis de Coninck
Add new comment