À Pôle-Sud l’année commence avec Akiko Hasegawa et Chara Kostali
Deux spectacles très forts et fort différents réunissant deux femmes d’horizons divers donnaient le ton de cette soirée de l’Année commence avec elles, à Pôle-Sud. Un festival riche de propositions féminines à suivre jusqu’au 27 janvier.
Comme souvent, Joëlle Smadja a eu du flair en programmant deux chorégraphes émergentes encore peu connues. Si l'une est encore toute jeune, Chara Kotsali, et propose sa première pièce, l'autre, Akiko Hasegawa a d'abord fait carrière dans de nombreuses compagnies avant de s'essayer à la création, elle propose ici son deuxième opus.
Avec Akiko Hasegawa, c’est une sorte de grand oiseau qui apparaît sur le plateau, avec sa robe multicolore parsemée de clochettes aux teintes de soleil couchant, et son hoodie bleu nuit qui, sur ses bras arrondis, repose comme des ailes. Cette reine de la Nuit d’un nouveau genre reprend bientôt à son profit quelques éclats du fameux Lamentation (1930) de Martha Graham dont la chorégraphe a étudié la technique. Le ton, comme le sujet est donné, Kanashimi signifiant tristesse. À travers cette création, Akiko Hasegawa suit tout le parcours des étapes du deuil : le choc, le déni, la colère, la tristesse, le marchandage, la résignation, l’acceptation, la reconstruction. Sa gestuelle, délicate, habitée, est soutenue par les harmonies de la violoniste Aline Zeller, cette dernière ayant composé une sorte de partition à partir d’un pot-pourri de morceaux pouvant évoquer la tristesse, donné par des proches.
Galerie photo : Anais Baseilhac
On entend ainsi un Dies Irae, quelques mesures du Requiem de Mozart, des chansons de Brel, de Piaf ou de Gilbert Bécaud… Revenue vêtue d’une simple tunique noire, Akiko Hasegawa déploie très lentement ses mouvements, comme sidérée par l’absence, la plupart du temps assise, comme pour souligner l’effondrement. Sa chorégraphie se déroule alors comme une méditation profonde, avant que la faible lumière d’une fenêtre ne laisse entrevoir un espoir encore flou. Mais surtout, Kanashimi est d’une grande beauté plastique. Qu’il s’agisse des milliers de confettis comme autant de pétales tombés des cintres, d’un jet de billes rouges qui s’éparpillent au sol, des clochettes, tombées de la robe sur le plateau, qui scintillent ou des magnifiques éclairages qui rappellent des tableaux de Rothko et rythment la pièce de leurs apparitions rémanentes.
Galerie photo : Anais Baseilhac
Les costumes également participent de cette veine artistique, comme ce voile de tulle rouge qui la transforme en Wili sanglante, ou en fantôme errant sur les bords du Styx pour compenser sa perte, ou cette coiffe-corolle qui perd ses pétales et signale l’acceptation d’un renouveau à venir. Très émotionnelle, très maîtrisée, Kanashimi unit notre vision du deuil à des paysages d’inspiration japonaise, les spectres de danses anciennes, qu’elles soient classique (Giselle), moderne (Graham) ou japonaise (butô) aux Kamis (esprits) du Pays du Soleil Levant dans une chorégraphie du sensible.
De fantômes, ou plutôt d’ombres tapies comme autant d’autres à l’intérieur de soi, il est aussi question dans to be possessed de Chara Kotsali ,dont c’est la toute première pièce,, qui a effectivement choisi le thème de la possession pour ce solo percutant. Cette jeune chorégraphe grecque dit avoir toujours été fascinée par « tout ce qui concerne les lieux hantés et les démonismes » et une fan de film d’horreurs. On retrouve dans cette chorégraphie étrange et inquiétante tous les ressorts de l’exorcisme et des corps qui ne s’appartiennent plus, mais dans une mise en scène très lumineuse, avec une esthétique épurée très contemporaine, blanc et or, avec un collage de fragments de photographies en noir et blanc et une trompette rutilante. Idem pour l’ambiance sonore qu’elle produit elle-même à partir d’un appareil qui boucle les sons, les coups, et les souffles qu’elle émet.
Tout y passe, de la glossolalie (le fait de parler ou de prier dans une langue incompréhensible ou incohérente attestée dans les domaines religieux, psychiatriques, ou spiritistes, considéré comme un don divin ou diabolique) à l’usage de langues étrangères, de bruits d’esprits frappeurs en convulsions rebelles, de crachats de billes d’or en voix venues d’ailleurs. Mais ce qui est le plus extraordinaire est tout le travail gestuel autour de la possession – ou plutôt dépossession du corps de la chorégraphe-interprète. Que ce soit par la voix off et le lip-sync introduisant un trouble sur l’identité de la parleuse, car la vocalisation semble étrangère à celui qui la prononce, ou bien le travail sur des phrases dites très vite et sans ponctuation, comme dictées par un être intérieur – ce qui est, soit dit en passant, la définition même de l’Alien, cet Autre qui nous habite et qui fait de nous un aliéné (au double sens du terme) – ou encore par la composition du mouvement, Chara Kotsali semble à tout moment vaciller dans une zone dangereuse ou friser la perte de contrôle total, le glissement définitif vers des puissances inconnues.
La gestuelle qui se fait à la fois fluide et cassée, robotique et lâchée, évoque vraiment un corps mû par autre chose que sa volonté. Et quand elle sort une sorte de langue noire infinie de sa bouche, elle paraît révéler un monde inquiétant et invisible.
Un voile de fumée à l’horizontale vient parfaire le tableau de cet univers blanc et or, où, parmi la paille parsemée en cercle comme pour un rituel de sorcières ou d’exorcisme, on ne sait pas, la voici qui littéralement hors d’elle-même, tandis que les flashs stroboscopiques se déchaînent et qu’elle se démène comme… un beau diable ! Désarticulée, presque démembrée à force d’efforts, possédée par un rythme qui la dépasse, elle nous offre son corps explosé comme un trophée, souvenir d’une lutte sans merci entre elle et ce qui la hante – démon ou danse, on ne sait pas.
Agnès Izrine
Vu le 17 janvier 2025 à Pôle-Sud, CDCN de Strasbourg, dans le cadre de l’Année commence avec elles.
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