Pina Bausch
Il y a dix ans, jour pour jour, Pina Bausch nous quittait, le 29 juin 2009.
Si Cunningham a opéré une véritable révolution Copernicienne dans la danse, Pina Bausch lui a fait subir une gigantesque implosion. Car elle se tient précisément au point crucial où Ça danse. Parce qu’elle rend manifeste, avec une intelligence redoutable, ce qui jusqu’à son arrivée était sous-jacent, elle provoque un effondrement de l’intérieur de ce que l’on croyait savoir de l’art chorégraphique jusque là.
Les scories et la poussière opaque du dynamitage enfin dissipées, émerge la brusque limpidité d’une danse absolument nouvelle.
Qu’elle soit Allemande et, d’une certaine façon issue des ruines de l’immédiate après-guerre n’est sans doute pas un hasard.
Galerie photos Laurent Philippe
Formée par Kurt Joos et par la Julliard school de New York, puis danseuse dans la compagnie de Paul Sanasardo en Amérique, elle rejoint le Folkwang Tanz Studio en 1962. Là, elle développe sa propre réflexion en forme de synthèse entre les écoles américaine et allemande.
Elle sera l’une des seules à questionner et à assumer l’héritage du passé, entre honneur perdu et culpabilité chevillée au corps, malgré un déchirement certain.
En 1969, elle livre sa première chorégraphie Im Wind der Zeit ”[1] puis l’année suivante Nachnull [2]tout en poursuivant ses recherches .
En 1973, quand elle prend la direction de Wüppertal, son œuvre est déjà une bombe car sa danse n’est pas désir de corps idéal mais l’acte de donner corps aux désirs, de redonner vie à une mémoire enfouie, à même la chair de celui qui danse. Il s’agit de (re)naître à autre chose.
Cette autre chose, qui pour l’instant n’a pas de nom dans aucune langue, s’appellera Tanztheater – Théâtre de la danse. Peut-être parce que ce n’est pas la danse telle qu’on l’entendait jusque là et encore moins du théâtre.
Galerie photos Laurent Philippe
Ce n’est pas de la danse car les danseurs qu’elle met en scène n’exécutent pas une danse. Ils sont. Ils sont là, dans toute leur intensité d’individus. C’est aussi pourquoi ce n’est pas du théâtre : ils ne jouent pas un rôle, ce ne sont pas des personnages, mais des personnes. D’ailleurs, et par là elle rejoint Cunningham de façon inattendue, ce n’est personne en particulier mais des danseurs qui, se dévoilant, ne représentent qu’eux-mêmes, et reflètent l’humanité tout entière. Il n’y a donc pas d’interprétation chez Pina Bausch, mais une vraie représentation, au sens plein du terme.
Pour la même raison, il n’y a plus de point de vue qui serait lié à un “ sens de l’histoire ”, tant dans le sens d’idéologie du progrès que de narrativité linéaire, mais un faisceau de circonstances ou d’événements qui semblent travailler les corps “ au corps ”, à leur insu, par associations libres.
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En cela, on peut voir chez elle un processus assez proche de la psychanalyse, soit l’opposé exact de toute psychologie, hors de toute causalité récurrente. Tout cela n’a pas de “ sens ”, sauf celui que chaque spectateur voudra lui donner en interrogeant son moi le plus intime.
Pina Bausch n’entraîne donc pas le spectateur dans un jeu de faux-semblants mais le bouleverse en le prenant “ à rebrousse-poils ”. Souvent, le public attend d’un spectacle qu’il l’impressionne, au sens propre comme au figuré... Elle, fait exactement le contraire ! Le voilà donc submergé par l’émotion pure qui monte du plateau, telle une lame de fond qui le laisse anéanti sur le sable quand elle se retire.
C’est la grande force de la chorégraphe qui annihile ainsi la “ barricade mystérieuse ” de la scène à la salle en la magnifiant, en forçant le trait en quelque sorte. Par quels moyens ? En mettant en scène non pas une image idéale mais une différence radicale.
Les danseurs égrènent des gestes quotidiens, des sentiments connus, un peu triviaux, où affleure même une certaine banalité mais... ces éléments sont déplacés, transposés, par le contexte ou par des artifices assez simples comme la répétition jusqu’à l’écœurement, le ralenti, l’accéléré, ou l’incongruité du lieu. Des hommes en smoking pataugent dans l’eau jusqu’à mi-corps, une femme prend son bain en lavant sa vaisselle... Au passage, on notera que plus encore que d’humour il s’agit de pointes, de traits d’esprit chorégraphiques.
Galerie photos Laurent Philippe
Ainsi, elle fait prendre conscience au spectateur de ce qu’il est profondément “ par défaut ” pourrait-on dire. Cela pourrait presque être pervers si elle n’était pas si profondément humaine : au fond, elle leur montre en quoi ils ne sont pas danseurs et ça les concerne au premier chef.
Elle brise définitivement l’idée du spectateur/voyeur et le force à prendre position, à se remettre en mémoire des souvenirs non vécus. Elle lui donne les turbulences du cœur et les intermittences de l’être, par une conscience exacerbée du corps. Elle rappelle à chacun qu’il peut “ faire un geste ”, y compris pour lui-même, ou faire un pas si ce n’est le sauter.
L’univers qu’elle peaufine de pièce en pièce évoque un instant entre jour et sommeil, un espace de réminiscences fait de textures, de bruits, d’odeurs où le temps qui passe n’est ni tout à fait le même, ni tout à fait un autre .
Galerie photos Laurent Philippe
Elle rejette toute convention, disjoignant l’ordre biologique des corps en pervertissant des signes qui leur sont attachés, qui, du coup, apparaissent comme artificiels. Elle casse l’esthétique en cours en faisant tomber les masques des mythes modernes. Tout y passe : des beautés glacées des magazines aux muscles des culturistes, de la saleté à récurer au bonheur impeccable des séries télé. Derrière la légèreté apparente c’est la violence faite à soi et aux autres qui soudain transparaît.
C’est précisément en cela qu’elle rend visible l’invisible, qu’elle révèle ce qui gît à l’état latent dans toute chorégraphie. Cela, c’est la puissance corporelle dans le sens du potentiel à tenter et du point où le désir toujours se renouvelle.
Elle donne à voir la danse dans son essentielle crudité. Que l’on pense à Barbe-bleue, par exemple, où la sauvagerie qui disloque les corps n’a d’égal que leur déploiement infini. Dans d’autres pièces comme Arien, elle étale sur le plateau le corps imaginaire qui restait plié dans nos têtes. C’est étrange. Et cette étrangeté qui fait peur devient presque palpable.
Galerie photos Laurent Philippe
C’est la matière même de la danse et du danseur qu’elle nous livre. Elle démonte le mécanisme du dressage des corps avec la cruauté d’un Charlot horloger, qui remet tous les rouages éparpillés dans le chapeau de son client. La notion même de théâtre de la danse éclate quand elle atténue la frontière entre répétition et représentation, quand elle pastiche sur scène le travail du chorégraphe ou quand pendant l’entr’acte, une danseuse n’en finit pas de pleurer.
En dégageant la chorégraphie de tout savoir-faire technique préalable, elle montre la position presque intenable du danseur : ni tout à fait un homme, ni tout à fait un art mais les deux à la fois. Ce n’est pas sans pleurs ni grincements de dents, d’ailleurs. Un danseur ne peut participer à une création de Pina, il participe de sa création. ce qui le met dans une position instable, fragile, et... magnifique.
Galerie photos Laurent Philippe
Expérimentant un autre corps qui est pourtant le sien, le danseur entre dans le double trouble qu’opére la séduction à son encontre. C’est pourquoi, dans les pièces de Pina Bausch, les rapports hommes/femmes sont si souvent rejoués avant d’être déjoués. Les baisers s’accordent mal, la main d’un homme reste grippée dans les jupes d’une femme, l’art d’aimer devient un exercice fastidieux...
Plus encore que la séduction de l’un à l’autre sexe, il faut entendre ce rapport que le danseur entretient de l’un et l’autre mêlés en un moi séduisant. D’où parfois ce jeu sur l’identité sexuelle, le corps profite alors des possibilités de fuite, d’extase, de plaisanterie même qu’offre la situation de “ séduction ” au sens premier de “ dévoiement ”. Où finit le désir du jeu, où commence l’authentique pulsion sensuelle qu’il révèle... le doute taraude le spectateur confronté à cet ambigü corps à corps.
Pour évaluer l’ampleur de son succès, il suffit de dire que pas un chorégraphe n’a jamais autant été plagié. Mais au-delà de ces mauvaises copies, c’est toute la danse contemporaine qui réagit encore à l’impact de la déflagration qu’elle a suscitée.
Agnès Izrine
[1] Dans le vent du temps
[2] Vers/Après zéro
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