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« Paradox(al) » de François et Philippe Veyrunes

Quelles libertés pour une faune humaine traversant d’imaginaires paysages chavirés ? Les frères Veyrunes encadrent la nature dans ce nouvel opus.

Le paradoxe de Paradox(al), c'est peut-être qu’au cœur des contradictions soulevées, tout coule de source. François Veyrunes cite Edgar Morin: « La pensée complexe a pour but de relier ce qui, dans notre perception habituelle, ne l'est pas. » Mais c'est quoi au juste, ce « ce qui » ? François Veyrunes n’est pas tout à fait démuni devant la question. Dansant devant un écran vidéo incliné, son septuor – co-chorégraphié par Christel Brink Przygodda – renvoie immédiatement à la dichotomie de « nature » et « culture ». Où la danse elle-même se situe précisément à cette interface où se croisent le tropisme originel de l'être humain et la technicité d'une savante écriture chorégraphique.

C'est ce qui lie les corps de Paradox(al) aux images en fond de scène. S’y succèdent des paysages fluviaux ou pluvieux, hivernaux ou estivaux, brouillés par la neige ou révélés par le soleil, filmés sur différents continents et subtilement transformés par Philippe Veyrunes, artiste visuel et accessoirement frère du chorégraphe. Également peintre, il fait par ailleurs peu de différence entre image couchée sur toile et image filmée : « Je cherche, avec mes œuvres, à déclencher une perte inévitable de repères chez le spectateur, lui ouvrant ainsi un champ de perceptions nouvelles et inconnues » 

Mirages paysagers

Et on accepte volontiers ce brouillage de pistes, d'autant plus que l'œil n'est jamais totalement déconcerté. Juste interpellé. Comme par les danseurs qui déploient leurs corps et mouvements au ralenti, dans une fluidité qui ne se dément jamais, comme si chaque corps s'inscrivait dans une seule action chorégraphique continuelle, un seul flux. Aussi ils habitent le temps, ils sont l'eau qui coule sous le pont, surpris par la caméra de Philippe Veyrunes. Ils sont les saisons qui se suivent à l'écran, sans intention de retracer un cycle. Pas d'ordre à la Vivaldi. La variation, à peine palpable, et le flux permanent se suffisent. L’invitation à la contemplation est quasiment hypnotique.

L'écran fixé en fond de scène incarne à lui seul le paradoxe de l'humanité en lien avec la nature. Cette nature a chaviré, sa position inclinée nous dit peut-être qu'elle est en train de couler à l'instar du Titanic. Elle est cadrée par l'humain et devenue œuvre d'art, à l'instar des danseurs sur le plateau: une réalisation partagée entre un créateur originel et une écriture volontariste qui fait chavirer les corps. Tout état naturel et immaculé est donc une illusion, qu'il s'agisse de paysages ou des danseurs traversant la vaste plaine qui s'étend en contrebas des mirages paysagers de Philippe Veyrunes.

Galerie photo © Guy Delahaye

Jardin américain

Au nombre de sept, ils semblent vivre un état originel, apparemment évoluant à leur gré. Leurs circonvolutions, leurs portés, leurs intenses dialogues avec la gravité semblent émerger spontanément. Ils forment un ensemble libre, sans former d'unissons. Leur jardin d'Eden chorégraphique n'est pas un jardin à la française, il est anglais, voire américain. Car ils défient les limites de la gravité, pour mieux trouver des états d'équilibre paradoxalement absolus – comme dans une pièce de Merce Cunningham, dans la même indépendance par rapport à la toile de fond et aux boucles électroniques (c'est le Veyrunes chorégraphe qui signe la musique), régulièrement troublée par une envolée lyrique avec la colorature de Wilhelmenia Wiggins Fernandez, empruntée au film Diva de Beineix. C'est là encore l'humain qui plante fièrement son égo dans un paysage donné, cette fois sonore.

Sans jamais glisser dans le discours frontal, Paradox(al) pointe les contradictions de l'humain qui vit ses envies de nature tout en la dénaturant. La danse de Veyrunes est celle qui assume le fait que son envie d’atteindre l'abstraction ne peut se passer du corps, porteur de sa propre figuration. Cette danse-là prend ses envies de liberté pour une contradiction avec la présence d'un cadre défini, mais sait se jouer de sa propre méprise, en bonne intelligence avec les cadres de Philippe Veyrunes. Au cours de la trilogie Humain trop humain, il les a déclinés sous des angles différents.

À chaque fois alimentés de créations visuelles spécifiques, ils servent de fil rouge, d’Outrenoir (2019) à Résonance (2022) et finalement ce Paradox(al), dansé à la manière d'une force tranquille, toujours en quête d'état naturel et donc condamnée à échouer. Mais cet échec est, paradoxalement, la condition de la belle réussite des frères Veyrunes et de leur acolyte Christel Brink Przygodda. « Comment faire avec la complexité du monde qui nous entoure et à laquelle nous contribuons », s'interrogent-ils. La danser, la vivre, la nommer dans toutes ses contradictions est la voie qu’ils ont choisie pour mieux s'en saisir.

Thomas Hahn

Vu le 6 décembre 2024 à La Rampe à Échirolles.

Paradox(al) est le troisième volet de la troisième trilogie de François Veyrunes. Elles sont documentées (sauf Paradox(al) dans le livre Trilogie(s) par Guy Delahaye (photos) et Marie José Sirach (textes).

Distribution
Directeur artistique François Veyrunes
Chorégraphie et dramaturgie François Veyrunes et Christel Brink Przygodda
Univers plastique Philippe Veyrunes
Univers sonore François Veyrunes
Costumes Marion Mercier
Créé avec et interprété par Jeanne Durouchoux, Flavien Esmieu, Tom Levy-Chaudet, Emily Mézières, Geoffrey Ploquin, Alexandre Tondolo, Lauriane Vinatier

Tournée : le 11 mars 2025 au Grand Angle SCIN, Voiron, le 13 mars 2025 à la Scène nationale de Bourg en Bresse, le 25 mars 2025 au Théâtre Molière, Sète

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