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« » par Camille Boitel et Sève Bernard

Certes, l'atmosphère générale n'était pas trop à la fête, entre l'ombre de Jean-Paul Montanari et la rumeur de la folie du monde qui avait conduit à l'annulation de la venue de la Batsheva. Mais pour cette ouverture du festival la pièce « sans nom » de Camille Boitel et Sève Bernard, pour faire  parfois rire, avait quelques motifs pour crisper.

Sympathiques, jouant sincèrement le jeu et les attentes du monde culturel, affichant sobriété et humilité conformes aux réquisitions du temps, Camille Boitel et Sève Bernard ont « construit en déconstruisant » leur univers bien avant cette création, développant un discours sans aucun doute sincère mais aussi très bien rôdé.

Le regard en est gauchi, déjouant comme par l'effet des bonnes intentions, toute critique. Comment reprocher l'échec à ceux qui revendiquent une esthétique du ratage, de l'improvisation et du bricolage et pour qui la catastrophe est la figure de la réussite? Comment prendre la distance nécessaire d'avec un spectacle qui – parce que pas de scénographie fixe mais l'utilisation d'éléments trouvés sur place, pas de distribution définitive mais un noyaux et l'appel au personnel du lieu d'accueil, etc…– s'annonce tellement lié au contexte qu'il déjoue toute lecture ? Au point qu'au sortir émettre une réserve provoque la petite gêne qui marque la désapprobation devant le vieil oncle de province qu'il a bien fallu inviter mais qui sent la naphtaline et l'ancien monde. Le fameux : « on peut pas dire ça, mais… »

Et bien il faut le dire, Camille Boitel fait toujours un peu la même chose et son spectacle sans nom comporte quelques emprunts déjà vus. D'ailleurs, sans nom, entre guillemets, mais avec onze espaces exactement… On est spontané et imprévisible, mais on maîtrise la com' coco !
Alors, aux faits.
Dès l’entrée du public, quelqu’un est déjà sur scène, allongé, dormant ? Le décor semble, bricolé de bric et de broc, et quelqu’un entre. Elle (il?) à l’air épuisée et patauge dans ce que l’on pourrait appeler une sacrée débine… Cela possède quelque chose de la tendresse de certaines scènes de l’univers déglingué de feu le chorégraphe Régis Huvier, un peu trop oublié aujourd’hui, et qui développa une manière d'esthétique de la toile cirée, en particulier le cultissime Et ils barjottent (1992) (dont la version princeps s'intitulait La saga des branleurs, c'est dire l'esprit)…

Immédiatement, le décor se délite, tombant morceau par morceau, accompagnant chaque mouvement des deux protagonistes dans chacun de leurs mouvements maintenant que le dormant s’est réveillé. C'est, évidemment, jubilatoire. Cela ressemble à la scène de Night at the Opera (Sam Wood, 1935) où les Marx Brothers s’accrochant aux éléments de décor d’une mise en scène du Trouvère de Verdi, mettent la scène du Metropolitan à feu et à sang pour empêcher le vilain ténor de chanter. Ici, il s'agit de débarrasser le plateau qui empêche toute action scénique. Tout le monde va s'y mettre : machinistes et bénévoles faisant la chaine en s'envoyant des cartons vides mais soigneusement fermés… Et la scène va se trouver dégagée ; les protagonistes se multiplient, la pièce se déploie offrant une succession de tableaux.

Chacun suit son rythme, avec autant de reprises nécessaires pour que la difficulté croissante soit sensible. Les panneaux-paravents mobiles ; les échafaudages ; les contorsions molles ; l'homme déséquilibré… Numéros traités en saynètes auxquelles ne manquent que les roulements de tambours et le coup de cymbales à l'ancienne. Mais contrairement au bon vieux numéro, le rythme ne suit pas et cela dure toujours un peu trop et se regarde s'étonner. Ce « n'importe comment » maîtrise tout à fait son sujet et joue habilement des interactions entre le corps et la matière : cette dernière résiste et entraîne le premier qui aggrave la catastrophe. Mais cela reste assez loin de ce que purent produire des virtuoses du genre comme Le Théâtre du Mouvement (Claire Heggen et Yves Marc) par exemple dans le dément Encore une heure si courte (1989) où une rame de papier-listing finissait par devenir un véritable personnage démoniaque doté de sa propre vie, les « salary men » qui cherchent à la dominer ne provoquant que ruine et désastre de toute la scène !

La démarche de Camille Boitel et Sève Bernard revendiquant le capharnaüm rafistolé ne va pas jusqu'au bout du propos et s'épuise à vouloir faire du neuf. Même le titre est une citation.

Le 20 octobre 1957, Paul Taylor et sa partenaire Toby Glanternik interprète Duet, la chorégraphie que le jeune chorégraphe qui a fait ses classes chez les meilleurs de la « modern dance » consacre à John Cage. Ce fameux 4'33'' a été interprété pour la première fois en public par David Tudor en 1952. L'assistance le vit s'installer au piano et en fermer le couvercle. Avant de le rouvrir ; et ainsi pour les trois mouvement de l'œuvre. Pour Duet, la chorégraphie de Paul Taylor, les deux interprètes s'avancèrent. Puis repartirent. Alors, un critique, proposant son compte rendu, écrivit soigneusement le nom des interprètes, le titre, puis ouvrant les guillemets, sa critique : «     » ; soit exactement le titre de la pièce de Camille Boitel et Sève Bernard… quoi que personne n'a jamais compté le nombre d'espaces de ladite critique.

Galerie photo © Laurent Philippe

Mais il est douteux qu'il faille établir un lien entre ces similitudes… Sinon de rappeler que le rien est un effort et pour faire bonne mesure, on peut se souvenir de la fameuse didascalie du Soulier de Satin de Paul Claudel : avec une toile de fond « négligemment barbouillée », les machinistes à vue et actifs en précisant « au besoin, rien n'empêchera les artistes de donner un coup de main ». Si « Le provisoire, l'incohérent, l'improvisation prendront place au milieu de l'enthousiasme » Claudel précise « qu'il faudra des réussites, si possible de temps en temps, pour éviter la monotonie…»
Cela donne une direction pour les prochaines représentations de Camille Boitel et Sève Bernard.


Philippe  Verrièle
Vu le 22 juin 2025 au Théâtre de l’Agora dans le cadre de Montpellier Danse

Distribution
Écriture, mise en scène, jeu et manipulations : Camille Boitel et Sève Bernard
Regard complice : Étienne Charles
Jeu et manipulations : Clémentine Jolivet, en alternance avec Pascal Le Corre
Jeu, régie lumière et plateau : Étienne Charles, en alternance avec Michael Bouvier
Jeu, portés et manipulations : Benoît Kleiber
Jeu, régie son, manipulations : Kenzo Bernard
Avec l’Ensemble Conspectus, direction Stefano Bernabovi
Construction : Étienne Charles avec l’aide d’Adrien Maheux et Michael Bouvier
Construction additionnelle : Paulo Duarte
Confection costumes : Nathalie Saulnier
Confection des pendrillons : Nathalie Saulnier avec l’aide de Lara Manipoud, Clara Stacchetti, Lucie Milvoy, Cécile Quiltu, Anaé Barthelemy
Conseil technique son : Gaëtan Parseilhian
Régie générale : Stéphane Graillot

 

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