Oona Doherty : « Specky Clark »
Création mondiale au Pavillon Noir, la pièce de la chorégraphe irlandaise ouvre encore un nouveau registre dans son travail, avec un récit autofictionnel, sorte de danse-théâtre inconnue en France.
« Edward James Doherty est né à Glasgow. Il n’avait pas plus de dix ans. Il a été envoyé. Tout seul. Sur un bateau. Pour vivre avec la famille Clark. À Belfast. » Le décor, très « Arsenic et vieilles dentelles » pourrait venir du théâtre de boulevard, tandis que surgissent des monstres qui hantent les cauchemars d’enfants ou habitent les tableaux de Max Ernst, l’un vêtu d’un superbe jogging rouge avec un masque démoniaque, l’autre, noir et poilu qui emmène ce que l’on suppose (à raison !) être la mère du « petit » personnage principal, Speck, devenu Specky, et le troisième, sorte d’épouvantail ou de figure du fou avec son entonnoir de paille sur la tête.Très théâtrale, la pièce d’Oona Doherty repose beaucoup sur le récit autofictionnel, construit autour du « mythe personnel ». Voici donc le petit Edward devenu Speck installé chez les tantes Clark elles-mêmes « fairy twins » ou jumelles féériques qui l’envoient bosser à l’abattoir. Dans ce monde où l’on passe de vie à trépas, où la mort et le sang sont l’ordinaire et l’odeur insupportable, Specky doit survivre et n’a que la danse pour mode d’existence. Quand arrive Halloween (Samhain), le cochon qu’il a tué ressuscite…
Galerie photos © Luca Truffarelli
Réunissant le bourreau et la victime (le "speck" étant une sorte de jambon préparé dans la cuisse de porc), Specky Clark est un conte fantasmagorique dans lequel chaque élément contribue à un spectacle d’un type auquel nous ne sommes pas habitués en France. À la fois tragi-comique, usant d’effets « spéciaux » comme ce danseur-cochon suspendu à sa carcasse, dépeignant le monde âpre et dur des « ouvriers de la viande », dont le père et le grand-père d’Oona ont fait partie et auquel le « cochon » fait écho : « mon arrière-grand-père était du bacon, ma grand-mère était du bacon, je suis du bacon… », mais aussi onirique et chorégraphique, avec une inspiration à la Billy Elliott, via cet enfant perdu dans un monde brutal.
Très narrative, utilisant la voix off et le « lipsync » – un peu comme chez Crystal Pite, mais beaucoup moins travaillé avec le mouvement – la pièce a un côté presque cinématographique avec ses éclairages très bien pensés de John Gunning, qui peuvent faire croire à un quai de gare désolé et glacé ou à un appartement usé, une bande-son remarquable de Maxime Jerry Fraisse, qui mêle le son des vents, des grondements et des pas sous la pluie à des complaintes irlandaises, des chants sardes, ou le dernier album de David Holmes et Raven Violet.
La danse, quand elle apparaît, plutôt dans la deuxième partie de Specky Clark, est très sophistiquée. Elle est presque « travaillée dans la masse » quand le groupe pulse, se contracte et se dilate lentement, dans une gestuelle hallucinatoire. Elle prend des accents folkloriques, quand elle se réunit en rondes et sarabandes, mystique, quand elle se met à tourner comme les derviches, actuelle quand elle emprunte (brièvement) à TikTok le « Backpack Kid Dance », et vaguement irlandaise quand elle prend des allures de danse macabre. Elle est à la fois essentielle – le très joli solo de Speck en témoigne – et malheureusement un peu submergée par le texte dans la première partie. Mais ce qui est certain, c’est que ce genre de spectacle apporte un vent de nouveauté, car c’est une sorte de « danse-théâtre » qui nous est quasiment inconnue en France.
Agnès Izrine
Vu le 23 novembre 2024, Le Pavillon Noir, Aix-en-Provence
Danseuses et danseurs : Diarmuid Armstrong, Maëva Berthelot, Malick Cissé, Gerard Headley, Clay Koonar, Gennaro Lauro, Michael McEvoy, Erin O’Reilly, Faith Prendergast.
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