« Nox » par Léa Vinette
Sombre de luminosité, sensuel de distance, incarné en disparaissant, Nox, (La Nuit en latin) premier solo de Léa Vinette, multiplie les apories, voire les sortilèges… Une complexité du propos très bienvenue mais qui demande le recours à quelques outils de compréhension. Et une belle promesse d'une jeune artiste nantaise en résidence au CNDC.
Photos © Simon Van der Zande
En haut de scène, une masse grisâtre, entre l'organique et le minéral ; cela pourrait s'apparenter à de la pouzzolane, roche volcanique assez légère — c'est de la ouate de cellulose grise — qui renvoie le corps en émergeant au registre de la terre. Une atmosphère étrange où se conjugue la puissance chthonienne, menaçante et sombre, avec la fragilité de la jeune fille, la koré… Car dès cette introduction — laquelle dure plus de cinq minutes cependant — quelque chose de dialectique se joue entre la rêverie de la profondeur et le dévoilement de soi. De la masse grise, le corps fin émerge comme la fille de Déméter qui revient chaque saison au jour échappant à Hadès.
Ce prologue possède quelque chose du rite et de la cérémonie et plus que Perséphone —celle-là même que le Dieu des enfers avait enlevée provoquant le désespoir de la Déesse des moissons, sa mère — c'est une autre fille de Déméter que Léa Vinette, sortant de sa gangue grise, évoque : Despoina (« la Maîtresse »), celle dont le nom véritable, secret, n'était connu que des initiés au mystères d'Éleusis ; déesse des gelées et de l'hiver. Une errante mi-candide mi-maléfique, corps gracile couvert d'un vêtement transparent mais pudique sous la peinture bleue qui couvre son buste… Une gestuelle faite de déplacements très ancrés et pourtant hésitants, peu d'envol, pas d'air… Quelque chose qui part du sol et remonte à travers cette figure.
Et tremblante, s'étant relevée apparaissant à la lumière, le regard mi-clos dirigé vers elle-même, la déesse se presse les seins, procède par mouvement de bascule du bassin jouant la révélation comme une catastrophe (ce qui est l'un des sens du mot apocalypse). Une sensualité glacée qui se découvre. Très étrange solo d'une demi-heure, qui dégage d'un même mouvement une douceur troublante et une manière d'effroi. Mais il est vrai que la religion ancienne grecque fusionna cette figure de la terre, et plutôt inquiétante, avec celle de sa mère qui apportait la vie avec la nourriture.
La pièce se décline en deux versions : l'une conçue pour des lieux in situ, et l'autre pour le théâtre. Il est certain que cette dernière forme souligne la richesse de l'œuvre, notamment à travers l'utilisation de la lumière, un élément central. Léa Vinette, déjà remarquée dans des créations de Michele Murray (notamment dans Time, en 2024 [lire notre critique]), a choisi de se lancer dans ce premier solo après avoir lu une nouvelle de science-fiction d'Isaac Asimov, Quand les ténèbres viendront, qui imagine un monde éclairé par six soleils, où la nuit ne tombe jamais — jusqu'à ce que les fameuses « ténèbres » surviennent. Mais il faut se garder de chercher de quelconques traces d'adaptation littéraire. Ce qui se joue dans Nox vient de plus profond ; le jeu avec la lumière n'a rien de visiblement pensé et maîtrisé comme pouvait l'être Múa (1995), le solo d'Emmanuelle Huynh que le dispositif général de Nox pourrait évoquer. Nox est ailleurs.
Photos © Simon Van der Zande
Mais, dans une interview où elle évoque sa seconde pièce, Nos Feux (2004), la très jeune chorégraphe évoque Gaston Bachelard. Elle explique : « aux puces de Sainte-Croix à Nantes, j’avais acheté pour un euro La Psychanalyse du feu. J’ai senti une intuition forte que ce livre pourrait m’ouvrir un champ de création, comme un appel vers l’énergie du feu. Le livre de Bachelard réunit trois mondes qui m’attirent : la poésie, la chimie et la psychologie. » [Sur le site du TU Nantes, propos recueillis par Arnaud Bénureau en juin 2023]…
Et tout s'éclaire – si l'on peut dire- pour Nox (2022) ! Il faut chercher chez Bachelard que nous citons ici : « D. H. Lawrence (L'homme et la Poupée, trad., P169) trouve la profondeur de certaines de ses impressions dans de semblables inversions objectives, en invertissant toutes les sensations. Du soleil ”c'est seulement son vêtement de poussière qui brille. Ainsi les véritables rayons qui viennent vers nous voyageant dans les ténèbres, ce sont les ténèbres mouvantes du soleil primitif. Le soleil est obscur ; ses rayons sont obscurs. Et la lumière n'en est que l'envers ; les rayons jaunes ne sont que l'envers de ce que le soleil nous envoie…” Et l'exemple donné, la thèse s'agrandit : ” Nous vivons donc dans l'envers du monde ”, continue Lawrence. ”Le monde véritable du feu est sombre, palpitant, plus noir que le sang : le monde de lumière où nous vivons en est l'autre côté… Écouter encore. Il en est de même pour l'amour. Cet amour pâle que nous connaissons est aussi l'envers, le sépulcre blanchi de l'amour véritable. Le véritable amour est sauvage et triste ; c'est une palpitation à deux dans les ténèbres” L'approfondissement d'une image nous conduit à engager la profondeur de notre être. Nouvelle puissance des métaphores qui travaillent dans le sens même des rêves primitifs [1]. » Tout le solo était déjà là. Et cette jeune artiste a sans doute trouvé l'endroit où creuser une œuvre.
Philippe Verrièle
Le 18 septembre 2024, à Micadanses dans le cadre du festival Bien Fait!.
[1] [Gaston Bachelard, La Terre et les rêveries du repos, Ed. Corti, Paris 1948, p27]
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