« Notre-Dame de Paris » de Roland Petit
Repris à l’Opéra par une toute nouvelle génération de danseurs et d’Etoiles, ce chef-d’œuvre de Roland Petit, créé en 1965 pour l’Opéra de Paris, fait encore tourner les têtes, comme la Esmeralda de Victor Hugo.
Inspiré du roman de Victor Hugo et resserré par Roland Petit en 1965, Notre-Dame de Paris condense avec acuité les épisodes essentiels de l’œuvre. Pas de digressions, une tension dramatique continue. Dès l’ouverture, le spectateur plonge dans un Moyen Âge stylisé. Sur scène, des couples nobles avancent avec gravité, les femmes parées de robes somptueuses, traînes longues et coiffes effilées dressées comme des flèches vers le ciel. Quand ces silhouettes s’effacent, la cathédrale s’élève lentement, comme au temps de Louis VII, en 1163, imposant sa présence au cœur du ballet.
Ce décor monumental, véritable pivot de la mise en scène, structure le ballet en deux actes présenté à l’Opéra Bastille jusqu’au 31 décembre.

Notre-Dame de Paris ne se contente pas de raconter l’histoire d’Esmeralda et de Quasimodo: il interroge la condition humaine à travers le corps. Ce qui frappe, c’est la manière dont Petit transpose la difformité et la violence dans son écriture chorégraphique à base de langage classique. Quasimodo n’est pas un bossu caricatural mais une géométrie disloquée : bras cassé, épaule remontée, jambes ployées. Le danseur doit maintenir la lisibilité de cette silhouette tout en conservant la maîtrise de sa technique. Mais il n’est pas seulement cet être démantibulé, il est la figure de l’exclusion, du corps qui échappe aux normes. Sa danse, contrainte – mais extraordinairement virtuose –, devient métaphore de la lutte entre l’élan vital et l’impossibilité d’être reconnu.
Ce paradoxe – contrainte et éclat – est au cœur de l’écriture de Petit, qui aime mettre ses interprètes au défi de dépasser la forme pour atteindre l’expression.
Frollo, archidiacre déchiré entre ferveur et concupiscence, est une figure torturée entre conscient et inconscient. Son premier solo, dit le désir dans toutes ses contradictions et ses frustrations Sa gestuelle, tendue entre prière et pulsion, entre retenue et débordement, traduit la contradiction d’un homme prisonnier de son rôle social tout comme la lutte intérieure d’un personnage qui se consume de l’intérieur. Dans ses mains qui se ferment et s’ouvrent malgré lui, dans ce bras qui lui échappe et suit le rythme du tambourin de la gitane, on lit la dialectique du vouloir et du devoir, du sacré et du charnel. En cela la chorégraphie de Roland Petit est un vrai trait de génie qui fait tenir dans un seul geste de la main, la componction du personnage qui n’a d’égale que le déchaînement corporel qu’il retient. Mais il a aussi la dimension du pouvoir et la faculté de manipuler la foule par la foi ou plutôt par son image. En un sens, Frollo est un archétype politique, très en phase avec notre monde actuel. Ce qui démontre à quel point cette chorégraphie, malgré quelques scènes « kitschissimes » comme celle de la Taverne que Petit, d’ailleurs, reprendra sous des formes différentes dans plusieurs de ses œuvres, reste pertinente.
Esmeralda, quant à elle, prolonge la galerie des héroïnes sensuelles et sexuelles de Petit, toutes figures féminines qui séduisent par la ligne et la présence : une simple fermeture de cinquième, avec lui, peut devenir licencieuse. Mais elle incarne aussi la fragilité face aux regards qui la dévorent. Elle séduit, mais sa séduction est une arme à double tranchant : elle attire, elle expose, elle condamne. Elle est la figure de la liberté revendiquée, de la femme fatale, une Carmen médiévale. L’allongement de ses jambes, de son corps sinueux, ses mains sur ses hanches, et les clochettes de son tambourin font perdre la tête de tous ceux qui la voient. Enfin, Phœbus, qui séduit Esmeralda, n’est qu’un bellâtre, un Apollon de carton-pâte, aux ordres d’une loi qu’il ne comprend pas et qui exécute sans réfléchir les basses œuvres du pouvoir.
Galerie photo © Yonathan Kellerman-OnP
La dramaturgie, ramassée en treize tableaux, fonctionne comme une mécanique implacable. Les variations des protagonistes, toutes trois placées au début du ballet donnent le ton. La Cour des miracles, baignée de rouge, convoque l’univers des Misérables et inscrit le ballet dans une vision sociale autant que passionnelle. La clarté du récit, alliée à la puissance des images, fait de cette œuvre un modèle de narration chorégraphique.
Les décors de René Allio et les costumes d’Yves Saint Laurent inscrivent le ballet dans une esthétique hybride : gothique et pop, monumental et chamarré. Les couleurs vives, sensées s’inspirer des vitraux de la cathédrale, portent aussi la marque de la mode de l’époque. La musique remarquable, obsédante, de Maurice Jarre, percussive et sans fioritures, accentue la tension dramatique et place les danseurs dans un dialogue constant avec l’orchestre.
Galerie photo © Yonathan Kellerman
Notre-Dame impose une tragédie collective, portée par des figures archétypales. Dans tous les cas, Roland Petit affirme une même conviction : la danse doit être un théâtre de la passion, quitte à frôler la caricature pour atteindre l’intensité.
La reprise à l’Opéra Bastille confirme la force intacte de cette œuvre. Hugo Marchand, en Quasimodo, relève le défi de la difformité avec une précision bouleversante. Pablo Legasa, en Frollo, incarne la noirceur refoulée, tandis qu’Amandine Albisson donne à Esmeralda une sensualité magnétique. Antonio Conforti, en Phœbus, complète ce carré ardent. Et surtout, le Corps de ballet, sorte de personnage multiple mais indispensable, brille de tous ses feux, et déroule la chorégraphie avec un enthousiasme sans faille. Ensemble, ils redonnent vie à une fresque où la danse devient langage de la sensualité et du drame, d’Eros et de Thanatos.
Agnès Izrine
Vu le 6 décembre à l’Opéra Bastille, jusqu’au 31 décembre 2025.
Distribution
CHORÉGRAPHIE ET MISE EN SCÈNE Roland Petit
MUSIQUE ORIGINALE Maurice Jarre
LIVRET Roland Petit d'après Victor Hugo
DÉCORS d'après René Allio
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