« Millibar » de Geisha Fontaine et Pierre Cottreau
En dansant la même ritournelle chorégraphique aux quatre coins de la terre, sur presque tous les continents, Geisha Fontaine s’invente en étoile fixe, faisant tourner la terre autour d’elle. Le Caire, Valparaiso, Shanghai, Monaco, Athènes, Tokyo, Paris, New York, Alep, Pise…
Cette danse est une offrande, une invitation à la rencontre avec les populations du monde. Mais elle crée aussi un voyage dans le temps. Pour le montage vidéo qui ouvre Millibar, Fontaine a puisé dans un corpus de plus de 250 exécutions de cette phrase gestuelle et dansée, partout dans le même costume noir.
Inversion des paramètres habituels (où différentes phrases chorégraphiques se succèdent dans un même espace), une chorégraphie unique constitue ici le point fixe dans un monde en mouvement. Accompagnée au piano sur un air de ragtime comme pour un film muet, cette danse crée la sensation d’un plaisant vertige, sensation renforcée par des accélérations soudaines, quand le lieu change même à l’intérieur de la « petite danse » de quarante secondes. L’accompagnement musical lui donne même de petits accents burlesques.
Etre partout en même temps ?
C’est possible à l’écran, mais pas dans réalité. Les captations à travers le monde s’étalent sur une quinzaine d’années, à partir de 1998. Tout commence donc en même temps que le développement d’internet, source de la sensation de vivre dans un espace mondialisé. Mais la ritournelle de Millibar dynamite aussi le temps, le fractionne, le malaxe... mais cette traversée est cachée par celle de l’espace.
Geisha Fontaine et Pierre Cottreau citent Mille Plateaux – Capitalisme et schizophrénie 2 de Gilles Deleuze et Félix Guattari: « La ritournelle est un prisme, un cristal d’espace-temps. Elle agit sur ce qui l’entoure, son ou lumière, pour en tirer des vibrations variées, des décompositions, projections et transformations. »
Temps-Danse Super 8
Justement, la possibilité de moduler les espaces-temps vient de nous être confirmée par la découverte des ondes gravitationnelles. Mesurées en Millibar, les ondes chorégraphiques de Fontaine fixent la danse dans un espace- temps immobile et dilatent l’espace de la représentation. L’utilisation d’une caméra Super 8 gomme les effets du temps sur la danseuse, étoile fixe dans sa mobilité sans limites. Elle plonge les paysages urbains dans les couleurs pastel de cette technologie d’un autre temps.
Millibar arrive donc à transformer le temps avec une technologie qui s’est révélée être un fixateur du temps, à en croire Ulf Langheinrich, artiste visuel remarqué à Paris pour ses réalisations filmiques, en partie en 3D, pour Solaris de Saburo Teshigawara au Théâtre des Champs-Elysées en 2015, [lien vers la critique] : « L’introduction de la Super 8 nous faisait miroiter qu'il serait désormais possible de représenter le monde en le filmant. Trente ans plus tard les films Super 8 sont interprétés comme des témoignages de l'état de développement technologique de leur époque, rien de plus. Ils rendent visible la réalité, mais à travers leur propre façon de la déformer. »
A l’épreuve du réel
Les marques du temps sont pourtant là. Mais au lieu de se cristalliser dans la danse, ils révèlent la déformation des mœurs et des paysages urbains. Au Caire, Fontaine peut danser les bras découverts et recueille même des témoignages de sympathie de la part de jeunes hommes qui aujourd’hui la traiteraient de dépravée. A Alep, la guerre a détruit la ville qui ressurgit à l’écran de Millibar. On pourrait en devenir nostalgique.
On pourrait, mais alors en connaissance de cause, ayant digéré les extraits de L’Irréversible et la nostalgie de Vladimir Jankélévitch qui ponctuent le voyage chorégraphique, voyage qui ouvre aussi des fenêtres sur le quotidien dans le monde. Ici, un Chinois transportant sur son vélo des montagnes de bouteilles en plastique, là une manifestation de citoyens à Athènes, un attroupement d’enfants curieux ou des baigneurs seigneuriaux à la plage de Monte Carlo. Millibar s’inscrit dans le réel.
Millibar © Pierre Cottreau
Quelle actualité en danse ?
La critique chorégraphique intervient dans la seconde partie de Millibar, sur le plateau, en direct, dans l’espace blanc. La danse elle-même est mise à l’épreuve du temps et déclinée par divers interprètes qui s’approprient la ritournelle, pour la déformer selon leurs goûts et leurs morphologies. De quelle façon la chorégraphie de Fontaine capte-t-elle l'époque de sa création, il y a plus de quinze ans ? Peut-on y introduire des gestes plus « actuels »?
La première partie ayant captivé par l’acuité de la démonstration, le second acte propose un débat entre danseurs de différentes générations. L’actualité d’un mouvement est-elle le fait de l’écriture chorégraphique ou de la manière de le danser? A partir d’une séquence dansée de quarante secondes, Millibar chorégraphie la relativité du temps.
Thomas Hahn
Millibar
de Geisha Fontaine et Pierre Cottreau, créé à Micadanses, festival Faits d’hiver, 11-11 février 2016
avec : Pierre Cottreau, Jean-Baptiste Doulcet, Geisha Fontaine, Clémence Gaillard, Julie Galopin, Alexandre Théry
Film : Pierre Cottreau
Musique : Jean-Baptiste Doulcet
Création lumière : Rima Ben Brahim
www.faitsdihver.com
Catégories:
Add new comment