« Mailles » de Dorothée Munyaneza
Multitudes féminines et sons de cloches : six femmes interrogent leurs racines et libertés dans le monde actuel.
D’emblée, évitons tout malentendu. Mailles n’est pas un « spectacle africain », ni de « danse africaine », comme certains l’ont pu supposer, selon quelques conversations glanées autour de la représentation à Chaillot Théâtre National de la Danse, à laquelle nous avons assisté.
Si les six interprètes de Mailles sont effectivement nées sur le continent africain ou bien afro-descendantes, elles peuvent représenter plusieurs cultures et continents en une seule personne : Yinka Esi Graves par exemple, cette Londonienne à l’enfance passée en Amérique centrale qui vit aujourd’hui à Séville où elle crée ses propres spectacles de flamenco. D’autres sont autant chanteuses ou poétesses qu’interprètes chorégraphiques.
D’où un univers tissé de temporalités et d’espaces multiples et imaginaires, de désirs et de réalités, d’espaces intimes et de métaphores, de danse, de mots et de voix, de présences et d’énergies qui dialoguent à travers leurs différences. Tout se croise et tisse des fils entre cette multitude de personnes et de styles, du flamenco au slam, de la célébration de la vie à la peur des fantômes et du lion.
Galerie photo © Laurent Philippe
Mais Mailles est autant une affaire de sons de cloches. Celles du début peuvent autant représenter les prés helvétiques que ceux du Rwanda, pays d’origine de Munyaneza. Et celles de la fin, plus grandes et cérémoniales, évoquent autant des rites ancestraux que les clochers occidentaux. Une religieuse fait par ailleurs partie des personnages et déclare que « nous sommes des multitudes » et que « l’espoir est partout ». Une autre évoque le déracinement, se compare aux mangroves - « des survivants » - et s’interroge : « Comment puis-je créer des racines en flottant sur l’eau ? »
Et bien sûr, cette assemblée féminine qui en rappelle d’autres – car elles sont de plus en plus fréquentes sur les plateaux de danse – évoque, entre solitudes et unissons, la vie du point de vue de la femme, de la migrante, d’êtres qui assument leur désir de douceur et de stabilité dans un monde qui les oblige à circuler en permanence.
Dorothée Munyaneza, qui avait elle-même été obligée de fuir le Rwanda pour sauver sa vie, qui est passée par Londres et une carrière dans la musique pour arriver à Marseille en tant que chorégraphe, réussit un tournant du plus grand intérêt artistique. Si ses premières pièces, de Samedi détente à Unwanted, se faisaient le reflet des ravages de la guerre et de ses violences, Mailles s’appuie sur une structure claire, limpide et consciente de son processus. Et de ce fait détendue pour de vrai. Un message de résilience qui sonne telle une arrivée à destination artistique, ou encore comme une façon de faire racines alors que les textes écrits pour Mailles en évoquent toute la difficulté, intime comme matérielle.
Ce sextuor est à la fois la pièce la plus hétérogène et complexe de Munyaneza, et en même temps sa plus claire et limpide, portée par une écriture précise et aérée, dans une épure résolument contemporaine et pourtant atmosphérique et mystérieuse, riche en sensations, sans se laisser envahir ou envahir le spectateur. Avec Mailles, Munyaneza apporte une pierre précieuse à l’édifice de la culture chorégraphique.
Galerie photos © Laurent Philippe
Tout coule de source, jusque dans les costumes de la plasticienne Stéphanie Coudert qui incarnent et révèlent autant la joie de vivre qu’une volonté de définir son appartenance. Souvent les tenues sont partagées entre le bleu et l’orange, et la danseuse ainsi vêtue incarne le lien vivant de la fusion entre le chaud et le froid, l’eau et le feu, un ici et un là-bas. Aussi le textile porte à son tour le message de Mailles sur la possibilité de créer un écosystème à partir d’éléments contraires.
Supposons que la démarche, qui part de la réalité de vie de chacune des six interprètes, n’est pas sans lien avec l’évolution de celle de la chorégraphe et poète. Car Munyaneza a trouvé à Marseille stabilité et point d’ancrage. A partir de là, elle est aujourd'hui en train de développer avec le soutien de Chaillot un projet d’éducation artistique et de création au Rwanda. Un projet de vie, arraché à la mort et qui regarde désormais vers l’avant.
Thomas Hahn
Vu le 25 janvier 2023, Chaillot Théâtre National de la Danse
Avec Ife Day, Yinka Esi Graves, Asmaa Jama, Elsa Mulder, Nido Uwera, Dorothée Munyaneza
Chorégraphie Dorothée Munyaneza
Collaboration artistique, scénographie « suspension » Stéphanie Coudert
Musique Alain Mahé, Ben Lamar Gay, Dorothée Munyaneza
Création sonore Alain Mahé
Création lumière Christian Dubet
Catégories:
Add new comment