Les Nuits Flamencas d’Aubagne : Karen Lugo et José Maya
Deux récitals de danse, deux visions très opposées du flamenco. Avec la flute traversière dans le rôle du relai.
Et flute ! Il n’y avait pas, en cette année pandémique, l’ambiance flamenca dans la ville d’Aubagne, telle qu’on aurait aimé la rencontrer, vivre et aimer. Il faudra attendre l’année prochaine pour voir le village andalou et les animations sévillanes. Au moins, le deuxième jour, les répétitions du septette de Juan Carmona ont fait vibrer le centre-ville. Et puis, avant le spectacle, le public a pu danser, animé par un groupe de bailaoras depuis le plateau, si bien que quelques jeunes spectatrices continuèrent entre les rangées de chaises, jusqu’au bout du concert dirigé par Juan Carmona à la guitare flamenca, enfiévré par les apparitions dansantes d’un José Maya déchaîné.
Trio Jorge Pardo : De Ravel à Jethro Tull
La veille, le concert du Jorge Pardo Trio et la danse de Karen Lugo avaient investi le plateau du Comœdia, en coproduction avec le festival Marseille Jazz des cinq continents. Et la flute était au centre. Car Jorge Pardo en est un grand maître, compositeur et grand voyageur entre les cultures musicales et en son temps flutiste attitré du grand jazzman Chick Corea qui vient de nous quitter, en févier 2021. Chez Pardo, la flute traversière est gage de traversées stylistiques. Les citations dont il garnit ses compositions vont du Boléro à Manuel de Falla, de musiques de films au rock de Jethro Tull (autre intrusion historique de la flute traversière dans un univers spécifique).
« Jorge Pardo est saxophoniste et flutiste. Son originalité est d’avoir amené un instrument nouveau dans le flamenco, à savoir la flute traversière. Il a été le premier, un révolutionnaire ! Et aujourd’hui la flute traversière fait partie intégrante de la famille des instruments de flamenco», dit de lui Juan Carmona, le directeur artistique des Nuits Flamencas [lire notre entretien].
Karen Lugo : comme au cinéma
Côté danse, l’invitation faite à Karen Lugo s’est révélée être un choix cohérent. Car Lugo non plus ne cherche la pureté stylistique, mais aborde le flamenco à la fois de l’intérieur et de l’extérieur. Dans une robe en noir et blanc, puis en haut noir et jupe fleurie, jouant sur le pré-mouvement plus que sur le mouvement, elle est autant actrice qu’artiste chorégraphique. Ne danse pas pour danser, mais pour construire une vision du flamenco, un brin décalée. Ne dialogue pas avec le chanteur, parce que dans le trio de Jorge Pardo il n’y en a pas. En quelque sorte, sa danse s’y substitue et prend la place du chanteur, rôle qu’elle se partage avec la flute traversière.
La musique de Pardo est jazzy, l’ambiance feutrée. La danse de Lugo arrive toute en clins d’œil. Théâtrale et expressive, narratrice et traversée par la danse contemporaine. Plutôt design que terroir. Aussi Lugo, par ailleurs d’origine mexicaine, serait plutôt la Penélope Cruz du flamenco qu’une nouvelle Carmen Amaya. Forte d’un goût pour la provocation et la tragédie, elle danse le mystère de la femme qui aime se mettre en scène. Et les préadolescentes qui dansaient avent et pendant le concert du lendemain, (Juan Carmona/José Maya) n’hésiteront pas à se projeter sur elle et son style qui flirte avec le manga. Avec Lugo, une féminité du XXIe siècle fait son entrée à Séville.
Galerie photo © Dario Caruso
José Maya : déflagrations gestuelles
Le lendemain, au spectacle de Juan Carmona, l’Aubagnais transité par Xérès, on attendait donc un certain retour à une forme plus proche des racines. Ça commença par un solo à la guitare par Carmona, où l’on croirait, à la seule écoute, entendre un duo. Dans un savant crescendo, il invita ensuite ses amis musiciens (cajon, batterie, chant, palmas et bien sûr la flute traversière) pour préparer l’effraction de la danse.
Ce que dit Juan Carmona sur José Maya :
« C’est quelqu’un qui a une grande connaissance de la culture et de la tradition flamenca. Il est très racé, très gitan par ses origines et sa famille. Et il a une formation en danse classique, contemporaine et jazz, ce qui lui permet de faire des mélanges extraordinaires. »
Mais ce soir-là, le propos de Maya n’était pas tant le mélange, ni le dialogue des contraires. Plutôt l’explosion. Avant de laisser sortir la bête sauvage qui se cache en lui, Maya mima l’enfant de chœur, s’assoyant avec les musiciens, non pour les écouter mais pour rejoindre les palmas. Les cheveux toujours attachés, comme le matin quand on le croise dans la rue, l’air timide et modeste, expliquant simplement qu’il est danseur flamenco, comme s’il se fondait dans une masse. Et même sur scène, on a d’abord l’impression qu’il tente de se faire oublier, peut-être pour augmenter l’impact de la déflagration à venir.
Et puis, voilà. Soudainement il se lève et libère chaque boucle de sa crinière noire. A partir de là, tout va plus vite que l’on ne puisse voir. Maya se transforme en tornade et son braceo fait des ravages. De chaque mouvement, la fin est en avance sur le début. Ce premier solo ne dure qu’une minute, mais tout pourrait s’arrêter là. Il y a un avant et un après, dans la vie d’un spectateur. Ce fauve-là écrit ses propres règles de la danse. Sauvage, il peut effrayer. Peut représenter Zeus, Thor, Mars. Car il semble aborder la danse comme un combat et son braceo peut évoquer le bras d’honneur.
Seule la percussion résiste
Quand Maya apparaît, exit la flute et même la guitare de Carmona. Plus de place pour des cordes, trop sensibles. Cet anarchiste du flamenco danse comme s’il était le Colosse de Goya, ou son Saturne, dévorant un de ses fils. Son baile est sanguinaire, balayant tout sur son chemin. Seule la percussion sait tenir tête. Il leur faut du temps pour encaisser le choc et se ressaisir pour qu’à la fin, dans un dernier affrontement, tous instruments réunis, ils retournent au combat. Juan Carmona mena la dramaturgie de cette soirée à la manière d’un grand chef.
Bien sûr qu’au flamenco, il n’y a pas de combat. Tout affrontement est une affaire de profonde complicité. Et de poésie. Si Carmona était le Baudelaire du flamenco, Maya serait son Rimbaud. Par ailleurs, Carmona avait déjà invité Maya à Aubagne en 2018 et était heureux d’en retrouver l’énergie indomptable. Mais il confirme, avec un sourire malicieux, la double nature de ce danseur étoile, ou plutôt super nova : « C’est vrai, le matin il est sage. Mais attendez le soir… » En effet. Le lendemain, en toute humilité, Maya glisse : « Je serai à Paris le 12 septembre, à la Philharmonie, où je participe à un hommage à Christophe. » Il faut donc y aller car, comme on le disait : Une minute de José Maya peut tout changer.
Thomas Hahn
Spectacles vus les 1eret 2 juillet à Aubagne, aux 6èmes Nuits flamencas
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