Les danses du temps de Loïc Touzé et Daniel Linehan
Le Théâtre de la Bastille avait réuni, en une soirée, les nouvelles créations de Daniel Linehan et Loïc Touzé. Deux voyages où le corps dialogue avec le temps.
La rencontre entre les nouvelles créations de Loïc Touzé et Daniel Linehan était sans doute tout à fait fortuite. Et très probablement, elle ne se reproduira pas. Mais elle était instructive. Forme simple de Loïc Touzé et Body of work de Daniel Linehan n’ont en rien été pensés l’un pour l’autre. Et pourtant, l’intuition de les réunir en une soirée, sans même les considérer comme un diptyque, sonne juste. Car le quatuor de Touzé et le solo de Linehan sont liés au passé personnel et à celui de la danse, comme s’il s’agissait de retrouver quelques fantômes pour mieux les aborder.
Voilà donc deux créations qui donnent à voir le temps qui passe. C’est vrai pour beaucoup de spectacles de danse, mais rarement de façon aussi explicite. Et tout part de souvenirs personnels. « J’entends les gigues, les menuets, les passe-pieds, les sarabandes… Sans doute parce que j’ai appris ces danses enfant à l’Opéra de Paris », explique Touzé.(1) Mieux: Il décide de travailler à partir des Variations Goldberg de Bach, mais ne choisit pas la version de Glenn Gould, a priori incontournable. Au lieu de quoi, il invite la claveciniste Blandine Rannou à dialoguer sur le plateau avec les danseurs. Le clavecin étant en soi un voyageur dans le temps, sa présence élargit considérablement l’espace-temps ressenti entre la composition et le moment de son interprétation.
Fantômes chorégraphiques
« Blandine Rannou met beaucoup d’espace entre les notes, un espace infini... » dit-il. Cet espace, c’est le temps. « Et dans cet espace, je me suis tout de suite dit qu’il y avait de la place pour le geste. » Et encore : « Cela me paraissait important de convoquer des danses passées, anciennes, d’inviter des fantômes, de les rendre visibles. » (1) C’est pourquoi les visages et les mains des trois interprètes sont fardés de blanc. Les gestes et poses des revenants chorégraphiques peuvent évoquer certaines disciplines sportives, mais surtout la danse expressionniste, le Bauhaus, le ballet (avant tout sa pantomime et des personnages automates), Laban ou les danses libres de Malkovsky et même certaines créations de Touzé.
Galerie photo © Laurent Philippe
La sagesse du chorégraphe est de ne pas abuser de l’auto-citation, laissant s’exprimer des espace-temps plus étendus, aux ouvertures maximales où tout peut apparaître. D’où une farandole de fantômes chorégraphiques qui se baladent insidieusement dans nos têtes et dans celle du chorégraphe. Forme simple est une petite facétie sans précipitation aucune, sans discours apparent et donc agréablement énigmatique, qui semble tout de même nous dire que le danseur en scène est en soi un fantôme, puisque la face cachée, celle du danseur épuisé (du fait de redevenir chair et os) fait ici partie du jeu.
Galerie photo © Laurent Philippe
Le corps commme corpus de souvenirs
Pour Touzé, travailler sur les Variations Goldberg est « un projet qui remonte peut-être vingt ans en arrière » alors que Blandine Rannou la « jouait depuis vingt ans en solo et avait envie de cette rencontre ».(1) Daniel Linehan, lui, nous dit d’abord vouloir poser un regard sur ses quinze ans de création. Body of work. Entendez : Un corpus de créations. Il est seul en scène, il prend les rênes de ses souvenirs. Quelques bribes de situations scéniques remontent de ses premières pièces. Mais il va plus loin, jusque dans les traumatismes de l’enfance. Souvenirs partout, fantômes nulle part.
Chez Linehan, tout est concret. Body of work : Un corps comme instrument de travail. Entouré du public sur quatre côtés, il approche une sorte de coming out. Pour la première fois, il se montre nu. Chaque tatouage, chaque muscle. Un danseur, c’est un corps qui travaille. Mais ce corps n’est pas tenu à respecter les limites d’un espace-temps donné. Linehan détourne cette liberté, jusqu’à l’absurde, en donnant des titres à ses actions chorégraphiques: « Prendre deux et demi de mes têtes /.../ prendre vingt-cinq de mes pieds pour marcher au plafond » etc. Le vertige ainsi produit semble l’entraîner dans un tunnel, un trou noir formé par les spectateurs, tunnel qui l’absorbe et le fait avancer - en fait, reculer - dans le temps, à la manière du long compte à rebours qu’il entame dans une course circulaire.
Dans dix-mille ans...
Souvenirs de jeunesse, d’enfance, de la petite enfance. Sa naissance, probablement. Et puis… on se croit partir tout droit vers le Big Bang. C’est là qu’il place son ultime esquive, en se projetant dans un futur lointain. Dans dix-mille ans… En quel état sera l’humanité ? Impossible cependant de détacher ces questions d’autres, très concrètes, concernant ce Body of work au présent, qui ne cesse de se rappeler à nous. Il faut bien manger…
Photos © Danny Willems
Aussi a-t-il voulu « utiliser le matériel de [son] passé comme une base pour la pièce », révélant ainsi le fait que « la mémoire n’est pas seulement ce qui est passé mais c’est aussi ce qui vit dans nos corps aujourd’hui»(1), et ce, que l’on fasse usage de son corps pour danser ou pour autre chose. « Je voulais m’autoriser à être très personnel comme un moyen de donner aux spectateurs un accès à leurs propres souvenirs et à leurs propres vies », dit Linehan.(1) Il n’est que logique que Body of work soit une pièce qui produit ses effets les plus forts avec un certain recul, en souvenirs de souvenirs.
Thomas Hahn
Spectacles vus le 18 novembre au Théâtre de la Bastille
1) Entretien avec Laure Dautzenberg pour le Théâtre de la Bastille, programme de salle.
Forme simple
Chorégraphie Loïc Touzé
Musique Variations Goldberg de J.-S Bach
Interprétation Madeleine Fournier, David Marques, Teresa Silva
Clavecin Blandine Rannou
Lumière et régie générale Pierre Bouglé/ Joël L'Hopitalier
Costumes Valentine Solé
Scénographie Miranda Kaplan
Body of work
Concept & performance Daniel Linehan
Dramaturgie Vincent Rafis
Œilextérieur Michael Helland
Conseils scénographiques 88888
Création costumes Frédéric Denis
Création lumières Elke Verachtert
Son Christophe Rault
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