« Le Pouvoir des folies théâtrales » de Jan Fabre
Comme C’est du théâtre comme c’était à espérer et à prévoir (1982) revu à la Biennale de Lyon en début de saison, Le Pouvoir des folies théâtrales reprise d’une pièce mythique créée à la Biennale de Venise en 1984, fonctionne comme une remise à plat du théâtre contemporain d’aujourd’hui avec en prime, une interrogation : pourrait-on se permettre les mêmes « folies » aujourd’hui ?
Dès les premières minutes, Le Pouvoir des folies théâtrales nous plonge dans une sorte d’inconnu. Éclairé par vingt-trois petites ampoules retenues par un fil, la scène a tout d’un ciel étoilé, on entend alors « Küsse, Bisse, das reimt sich » du Penthésilée d’Omar Schoeck dont un court extrait revient en boucle, tandis que se tiennent dos à nous, en fond de scène, les interprètes. On entre dans un autre temps, celui d’un spectacle dont la dimension opératique envahit le plateau.
Peu à peu, les acteurs arrivent au bord du plateau et changent rythmiquement de postures jusqu’à créer une sorte de danse répétitive et infinie scandée par les seuls accents que supposent les pas. Enfin, tous applaudissent, toujours dos au public une toile blanche ou un spectacle invisible. Le spectacle peut commencer.
Placé d’emblée sous le signe de l’illusion, Le Pouvoir des folies théâtrales joue à chaque minute de l’ambigüité au sens propre comme figuré. Il y a d’abord ce dédoublement du Roi nu, qui fait référence au conte d’Andersen, Les Habits neufs de l’empereur, qui pourrait reprendre à son compte la plus célèbre formule de William Forsythe : « Bienvenue à ce que vous croyez voir ». Il y a ensuite cette temporalité qui hésite entre le réel et l’imaginaire au point qu’elle déborde constamment de la fiction scénique pour tirer du côté de la performance sans concession. Enfin, il y a cet appel ou ce rappel à l’histoire de l’art occidental, qui relie malicieusement Richard Wagner et son Ring, première œuvre « totale » (Gesamtkunstwerk) - voire totalisante diront les réfractaires – à Jan Fabre, par le jeu des dates, des lieux et des œuvres répétées, et les tableaux des XVe et XVIIIe siècles projetées tout le long du spectacle. Bien entendu, ces choix forment un ensemble critique qui dessinent, in fine, ce que devrait être le « théâtre à espérer et à prévoir » comme le suggère la fin de la pièce où apparaissent deux perroquets tandis qu’une actrice nue reçoit une fessée jusqu’à ce qu’elle énonce la date et le titre attendus, inscrivant définitivement Jan Fabre dans le panorama du théâtre international.
Il se tisse tout un jeu de correspondances, de clin d’œils habiles au cours de la représentation dans une espèce de perpétuel décalage qui finit par créer une sorte de profondeur de champ en même temps qu’une analyse rétrospective de l’œuvre théâtrale en tant que telle.
Mais Jan Fabre est aussi et peut-être avant tout plasticien. Dans Le Pouvoir des folies théâtrales, il associe donc, aux œuvres picturales du passé, des tableaux vivants qui font sens, presque de manière subliminale, pour faire du grandiose avec pas grand-chose, puisque le plateau restera aussi nu que nos roitelets pendant les quatre heures vingt que dure le spectacle.
De ce fait, il interroge sans relâche ce qui fait théâtre, balayant tous les codes, toutes les évidences par le seul fait de les mettre en scène au sens littéral, de les poser sur un plateau. Découpée en « actes » ce mot n’aura jamais fait autant sens que dans cette pièce (sauf peut-être dans la précédente, C’est du théâtre comme c’était à espérer et à prévoir). Des actes violents, poétiques, hallucinants, sensuels, érotiques qui virent au rêve ou au cauchemar. Des actes qui demandent un investissement inouï des acteurs. Des actes qui s’impriment pour toujours dans nos mémoires et que l’on peut nommer, mais dont la portée reste indicible car fichée au plus profond de notre inconscient. Ainsi de l’évocation de contes pour enfant que sont La grenouille et la princesse ou la Belle au bois dormant qui se mêlent par « le pouvoir des folies théâtrales » et de quelques raccourcis à la discipline de l’habillage et du déshabillage, du bon emploi du corps, du bon geste et du bon soldat.
Chacun de ces actes va jusqu’à son principe d’épuisement – on retiendra particulièrement la scène où une actrice se voit refuser cruellement l’accès au plateau, la course immobile ou l’enchaînement de danse classique répété pendant plus d’une heure – donnant à cette œuvre sa vraie dimension de « folie » qui explose et confère aux interprètes une sorte de corps glorieux quasi mystique qui les métamorphose définitivement en « guerriers de la beauté » selon le terme cher à Jan Fabre.
Mais au-delà de ces références esthétiques et philosophiques ou de sa place dans l’histoire du théâtre, Le pouvoir des folies théâtrales est avant tout un spectacle sensoriel, charnel et sensible, avec des interprètes extraordinaires, d’une beauté à couper le souffle, qu’il ne faut manquer sous aucun prétexte.
Agnès Izrine
T2G - Théâtre de Gennevilliers, jusqu'au 12 février 2015
Conception, mise en scène, chorégraphie et lumière Jan Fabre
Avec Maria Dafneros, Piet Defrancq, Mélissa Guérin, Nelle Hens, Sven Jakir, Carlijn Koppelmans, Georgios Kotsifakis, Dennis Makris, Lisa May, Giulia Perelli, Gilles Polet, Pietro Quadrino, Merel Severs, Nicolas Simeha, Kasper Vandenberghe
Musique Wim Mertens
Costumes Pol Engels, Jan Fabre. Réalisation costumes 2012 Katarzyna Mielczarek
L’Arche est éditeur et agent théâtral de Jan Fabre
Spectacle recréé en 2012 à Impulstanz Festival de Vienne.
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