Le dernier programme de Petter Jacobsson et Thomas Caley à Nancy
Petter Jacobsson et Thomas Caley quittent la tête du CCN – Ballet de Lorraine sur un programme éblouissant, qui se veut comme un « retour vers le futur », un pas dans l’histoire de la danse, l’autre dans l’expérimentation chorégraphique, à l’image de leur parcours sans faute depuis treize ans.
CRWDSPCR (1993) est la première œuvre de Merce Cunningham composée avec LifeForms, le logiciel de « CAO » ou « Chorégraphie Assistée par Ordinateur », qu’il avait créé (avec Simon Fraser) pour imaginer de nouveaux mouvements, dont il disait lui-même qu’ils étaient souvent « impossibles à réaliser ». Et, effectivement, CRWDSPCR est une œuvre d’une richesse inouïe dans ses combinaisons, qui à partir de soixante-quatre modules (autant que les hexagrammes du Yi Qing dont il raffolait avec John Cage, ou le nombre de cases d’un jeu d’échecs) déploie dans l’espace l’infini de leurs possibilités. Rien de mieux à faire calculer par un ordinateur — ou aujourd’hui une Intelligence Artificielle. Mais pour revenir à CRWDSPCR, Cunningham avait choisi ce titre car il évoquait ce nouveau langage informatique qui « condense les mots » et surtout pouvait jouer sur l’ambiguïté de Crowdspacer qui pouvait être découpé en Crowd Spacer (foule espacée) ou Crowds Pacer (meneur de foule).
Quand les danseurs du CCN-Ballet de Lorraine entrent en scène, on se dit immédiatement que le plateau de l’Opéra de Nancy est trop petit ! C’est alors que l’on repense au titre et de son oxymore qui conjugue l’attroupement, ou même la bousculade, à l’espacement, ou à l’idée de la pièce qui sépare deux objets. Et d’une certaine façon, cette idée va mener toute une partie de la chorégraphie. L’autre (celle du meneur), étant cette contamination du mouvement de l’un aux autres qui travaille toute la pièce. En attendant, la première image est celle d’un foisonnement indescriptible qui raréfie l’espace ! Les costumes, signés Mark Lancaster, qui divisent les corps des interprètes en quatorze sections horizontales et verticales (comme Life Forms) de couleurs pastel, ajoutent encore à cette impression d’ensemble.
Galerie photos © Laurent Philippe
Mais bientôt le plateau se dégage et débute un solo en apesanteur, tout en bras, en étirements lents, très retenus, bientôt interrompus par un autre solo bondissant à souhait, avant que l’ensemble des artistes ne réinvestisse la scène dans sa gestuelle survitaminée par sa diversité. Les mouvements explosent par-ci ou se déploient par là, sur des rythmes différents, dans des directions opposées, éclatées dans les mille et une compositions qui se déclinent sous nos yeux. Quand il y a foule, la danse s’accélère comme des particules que l’on agite. Quand le groupe se dissémine pour laisser place à des solos, duos, trios, elle ralentit, comme portée par l’atmosphère qui l’entoure. Par moments la machine se grippe et la chorégraphie se fait très ironique tandis qu’elle égrène grands jetés, rotirons et arabesques issus du classique comme autant de phonèmes d’un vocabulaire décalé. La musique, Blues 99 de John King, se fait grinçante, urbaine, et même amusante avec ses glissandos imprévus. Plus la chorégraphie avance, mieux elle se complexifie – créant ces fameux « mouvements impossibles à exécuter » prétendument dus à Life Forms, et sans doute plus sûrement et malicieusement à Cunningham lui-même.
CRWDSPCR est une sorte d’Étude définitive sur l’espace-temps tout comme L’Art de la fugue de J.S. Bach fait la démonstration des immenses possibilités expressives et esthétiques de cette forme, exploitées de manière insurpassable par son écriture. Que les treize danseurs du CCN-Ballet de Lorraine brillent de tous leurs feux dans cette œuvre aussi sophistiquée que difficile techniquement, est une vraie performance en soi. Et le travail de Petter Jacobsson et de Thomas Caley (premier danseur dans la Merce Cunningham Dance Company de 1994 à 2000) ne compte pas pour peu dans la réussite de cette reprise !
Galerie photos © Laurent Philippe
Cette soirée étant placée sous le signe de l’Histoire de la danse qui croise d’une certaine façon, celle du directeur et du coordinateur de recherche sortants au CCN Ballet de Lorraine, la deuxième pièce du programme est particulièrement bien inscrite dans le projet ! Fugitive archives de Latifa Laâbissi est une pièce pour huit danseuses, un collage chorégraphique où les fantômes du passé s’entrechoquent, mêlant le butō d’Hijikata Tatsumi, Le Marchand d’oiseaux de Jean Börlin (1923) et les Ballets suédois (1920-1925). Clin d’œil bien sûr à la nationalité de Petter Jacobsson ! Très expressives, les danseuses, déguisées en petites poupées ou en petites filles pas sages, sont impayables dans leurs minauderies. Les ombres particulièrement bien travaillées par les lumières d’Éric Wurtz nous font plonger dans un univers de conte pour grands enfants. Extrêmement amusante, avec ses références diverses et variées liées à « l’avant-garde » du début du XXe siècle (notamment quelques poses et sauts de l’Élue du Sacre du printemps de Vaslav Nijinski, 1913), la bien nommée Fugitive archives en est une sorte de raccourci contemporain saisissant !
Galerie photos © Laurent Philippe
Et toujours dans la même veine avant-gardiste suédoise, Mesdames et Messieurs signé par Petter Jacobsson et Thomas Caley, est une allusion directe à un événement mythique, à savoir, Cinésketch, la dernière soirée des Ballets suédois animée par Picabia au Théâtre des Champs-Élysées et de Dada, le 31 décembre 1924, dont on ne sait vraiment si elle eut lieu ou pas. Entièrement dansée par des hommes, aux costumes rétro-futuristes extravagants, en drag-queens ou en soldats à paillettes dignes d’une armée mexicaine en déroute, la pièce est aussi excellente que détonnante [lire nos critiques].
Agnès Izrine
Vu le 10 novembre 2024 à l’Opéra de Nancy.
Distributions
CRWDSPCR
Chorégraphie : Merce Cunningham remontée par Thomas Caley et Jeannie Steele
Artistes chorégraphiques du ballet : Aline Aubert, Alexis Baudinet, Inès Depauw, Mila Endeweld, Angela Falk, Nathan Gracia, Inès Hadj-Rabah, Afonso Massano, Andoni Martinez, Céline Schoefs, Lexane Turc, Mac Twining, Luc Verbitzky.
Musique : John King, blues 99
Musique
Live : Laura Mateos et Ben Unzip
Costumes, scénographie, lumières : Mark Lancaster.
Fugitive Archives
Conception et chorégraphie : Latifa Laâbissi
Assitante à la chorégraphie : Olga Dukhovnaya
Artistes chorégraphiques du ballet : Aline Aubert, Malou Bendrimia, Angela Falk, Inès Hadj-Rabah, Laure Lescoffy, Valérie Ly-Cuong, Clarisse Mialet, Céline Schoefs
Conception et réalisations de la scénographie et des costumes d’après les archives des Ballets Suédois ; Nadia Lauro
Création son Manuel Coursin
Lumières Éric Wurtz
Réalisation des costumes Atelier Costumes du CCN-Ballet de Lorraine
Mesdames et Messieurs
Chorégraphie, scénographie, et recherches musicales : Petter Jacobsson et Thomas Caley
Musiques : L’Oiseau de Feu Igor Stravinsky, La Chevauchée des Walkyries Richard Wagner, Qui ? Mistinguett, Main Title/ Coffee in the Morning and Kisses at Night C. Bennett, R. Columbo, The Boswell Sisters, A. Newman and Orchestra, Say Arabella -What’s a Fella To DO (G. Olsen), Happy Fet (L. Reisman), The Mooche (D. Ellington), Playing my Saxoxphone (F. Williams)
Arrangement sonore : Aria De la Celle
Lumières Éric Wurtz
Costumes Birgit Neppl
Ateliers de costumes du CCN-Ballet de Lorraine
Avec la participation de l'Ecole de Broderie d'Art du lycée Paul-Lapie de Lunéville
Artistes chorégraphiques : Alexis Baudinet, Charles Dalerci, Inès Depauw, Mila Endeweld, Nathan Gracia, Afonso Massano, Andoni Martinez, Lorenzo Mattioli, Gabin Schoendorf, Mac Twining, Luc Verbitzky
Tournées du Ballet de Lorraine
mar. 03 décembre — 20:00 Forbach - Le Carreau Scène nationale CRWDSPCR de Merce Cunningham + Static Shot de Maud Le Pladec.
Consulter ici l’agenda complet du CCN Ballet de Lorraine
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