Error message

The file could not be created.

La Belle Scène Saint Denis en Avignon : Programme #1

Dans le cadre de son Programme #1 à la Parenthèse en Avignon, La Belle Scène Saint-Denis donne carte blanche à trois compagnies artistiques associées au Théâtre Louis Aragon de Tremblay-en-France, affirmant ainsi son attachement profond à la création chorégraphique contemporaine.
 

Sorte d’accélérateur de talents, la Belle Scène Saint-Denis propose des extraits de spectacles des artistes qu’elle soutient en Avignon, afin de leur donner une plus grande visibilité pour le public comme pour les professionnels. Dans chacun des programmes (il y en a trois en tout), il s’agit de trois ou quatre extraits de pièces en diffusion ou en création qui sont rassemblées en un même spectacle, soit à 10h, soit à 18h. Cette année, Olga Dukhovna, Clémentine Maubon et Bastien Lefèvre, ainsi que Youness Aboulakoul se prêtaient à ce programme inédit.
 
CRAWL d’Olga Dukhovna ouvre la soirée comme un manifeste physique. En scène : Serhii Prokopenko, plus connu sous le nom de Bboy Uzee Rock, légende du breakdance ukrainien. réputé pour son talent d’improvisation et sa maîtrise de plusieurs styles. Il il est l’inventeur  du « uzeespin », une rotation impressionnante sur un seul coude, un mouvement qui porte son nom ! Mais au lieu d’imposer d’emblée les figures spectaculaires propres à sa discipline – passe-passe acrobatique, coupoles vertigineuses – le danseur se met à genoux, bras grands ouverts, dans un mouvement presque sacré, puis entame une danse basse, proche du sol, tirée du folklore ukrainien. Ce grand escogriffe au profil à la Ivan le Terrible est absolument impressionnant de souplesse, d’énergie, et de ressort dans une technique si difficile à acquérir ! Mais soudain, tout se brise. Le géant virtuose a alors tout de l’Albatros baudelairien ou d’un personnage à la Petrouchka…

 
Cette gestuelle singulière, cette posture accroupie – de laquelle dérive le titre CRAWL (ramper, en anglais) – déconstruit avec finesse la mécanique habituelle de cette danse folklorique et du breakdance, qui ont en commun une virtuosité sans peur et sans reproche, pour mieux les relier à une culture fragilisée. Dans ce corps longiligne, d’une souplesse impressionnante se joue une lutte : celle d’une flexibilité démesurée contre la chute, celle d’un pantin brisé contre l’oubli.

Galerie photo © Théâtre Louis Aragon

Olga Dukhovna, chorégraphe ukrainienne installée en France, transforme cette fragilité en puissance politique. À travers ce solo sur mesure, elle critique la domination culturelle russe, la masculinité affirmée, ainsi que le culte viriliste en hybridant breakdance et danses folkloriques oubliées, largement relayées depuis l’invasion russe sur les réseaux sociaux.  Elle propose ainsi une relecture sensible et revendicative, servie par une construction musicale d’une grande finesse.

Le duo artistique formé par Clémentine Maubon et Bastien Lefèvre aborde le deuil avec une inventivité surprenante dans un trio intitulé  Mortal Soma. Leur injonction – « Prenez le deuil à bras-le-corps ! » – donne le ton : celui d’une ironie douce-amère, dans une pièce qui entremêle solennité, humour et poésie physique.
Le titre de la pièce détourne intelligemment Mortal Kombat (référence aux arts martiaux) et le mot soma (lié aux pratiques corporelles et somatiques). Résultat : un trio chorégraphique où les corps oscillent entre lévitation, postures de yoga improbables et mimétisme funéraire, comme autant d’actes de défi face à la mort.

Galerie photo © Théâtre Louis Aragon

Tout part d’une image intime : lors de la mise en bière d’une amie, Bastien Lefèvre repense à sa position allongée sur un tapis de yoga… Ce parallèle troublant entre spiritualité corporelle et cérémonie mortuaire devient le fil rouge d’une exploration poétique. Avec Clémentine Maubon, cofondatrice de La Grive, ils rencontrent l’univers funéraire – diacres, pompes funèbres, thanatopracteurs – mais aussi un large éventail de yogas, du Hatha au Kundalini, de l’Ashtanga au Vinyasa, du zen au yoga aérien... Et même les formes les plus insolites : accro yoga, goat yoga avec animaux, ou le très décalé Adidas yoga.Mortal Soma ne cherche pas à moquer ces rites mais à les réanimer. En insufflant légèreté, absurdité et tendresse dans des rituels trop figés, le duo propose un espace chorégraphique où le corps devient un médium poétique et spirituel pour réinventer notre rapport à la mort.

Avec AYTA, le chorégraphe Youness Aboulakoul poursuit une réflexion puissante sur le corps en tant que lieu de résistance. Ici, cinq danseuses s’engagent dans une gestuelle intense et collective, travaillée par des rythmes et des surgissements, des pliures et des soulèvements qui traduisent une lutte physique et existentielle.

 
Le mot ayta, en arabe dialectal marocain, signifie « cri » ou « appel ». C’est aussi le nom d’un genre musical ancestral qui ponctue les fêtes et les événements ruraux du Maroc. Ce chant, à la fois célébration extatique et exorcisme de la douleur intérieure, devient ici une danse de résistance. Il agit comme catalyseur des luttes sociales et émotionnelles, exprimant désir de liberté, quête de justice et affirmation identitaire. Aboulakoul relie ce cri musical au concept de « pli » cher à Gilles Deleuze – cette contrainte imposée au corps que l’individu doit dépasser pour exister en verticalité. Ce pli, figuré dans la chorégraphie, devient une tension entre écrasement et élévation, entre répression et affirmation.

Galerie photo © Théâtre Louis Aragon

Les interprètes se meuvent dans un entre-deux, entre transe et ancrage, entre effondrement et soulèvement.
AYTA s’inscrit dans une trilogie commencée en 2019 avec Today Is a Beautiful Day, poursuivie avec Mille Miles (2022), et conclue ici dans une pièce qui met en lumière les violences faites aux corps et leur irréductible capacité à témoigner, résister et danser.

Agnès Izrine
Vu le 8 juillet 2025, La Belle Scène Saint-Denis à La Parenthèse, Festival Avignon Off. Jusqu’au 13 juillet 2025.
 

Catégories: 

Add new comment