« à l'étranger » portraits de danseurs
Comment se dire adieu ? Ce qui être pourrait être le titre d’une chanson populaire, ou d’un roman de gare, est devenu pour Heddy Maalem en 2017 une question centrale.
À entendre dans toutes ses acceptations puisque se dire adieu, c’était dire ici adieu à l’autre mais aussi à une part de soi-même. Cette année-là en effet, le chorégraphe dissout sa compagnie, mettant brusquement fin à plus de deux décennies d’aventures artistiques singulières et audacieuses, de créations riches et belles à voir, d’échanges stimulants avec l’Autre, les Autres, dans toute leur diversité. « J’avais décidé d’arrêter », raconte-t-il. « J’avais envie de cinéma, de filmer ».
Se retournant sur ce qu’il vient de vivre, il réalise alors que les moments les plus forts, ceux qui se sont gravés dans sa mémoire sont bien sûr les spectacles - et leur lot commun de victoires et de défaites -, mais aussi et surtout les rencontres humaines, en particulier avec les interprètes. Naît alors un projet fou et magnifique : « Aller les revoir, et faire leur portrait. Car finalement, même si on les regarde beaucoup, on n’en parle jamais. »
Les uns vivent aux Etats-Unis, en Chine, en Finlande, en Colombie ; les autres à Belleville ou au cœur de la province française. Certains n’ont pas croisé son chemin depuis dix ans, là où quelques-uns sont encore très proches, pour avoir participé à ses dernières pièces. Mais à l’égard de tous, son désir est le même : « Je voulais montrer ce qui anime la danse. Ce qui fait qu’à un moment donné, tu te dis : je vois un danseur. Ce qui fait langage, ce qui fait sens, ce qui te touche. C’est ça la danse, et c’est ça que j’ai essayé de filmer. »
A projet unique, dispositif spécifique. Ne pas s’encombrer d’une équipe technique, même réduite - « Je n’ai pas les moyens de Wenders ! » -. Utiliser une caméra facile d'utilisation seule (une Canon XA20) - « dont la mise au point automatique couvrait presque exactement la profondeur de champ que je comptais utiliser, c'est à dire grand maximum 4 mètres ». Tourner en lumière naturelle, si possible à côté d’une fenêtre qui envoie un éclairage latéral. Faire dans la majeure partie des cas une seule prise, sans répétition, en plan fixe. Choisir pour chaque danseur ou danseuse une musique particulière. Et le laisser ensuite absolument libre d’improviser son solo, de se déplacer, voire de sortir du cadre. « L’idée était de les mettre dès les premières minutes de nos retrouvailles dans un état de danse, et de filmer tout de suite », explique-t-il. » J’ai ensuite sélectionné et retenu six à huit minutes sur la durée de leur performance, sans nouvelle prise ni montage. »
Le résultat est un ovni bouleversant, suite de portraits dansés où chaque danseur livre son âme. A la fois magnifique exercice chorégraphique, et témoignage humain d’une incroyable la sincérité. S’offrant pour la dernière fois au regard de celui avec lequel ils ont longtemps travaillé, tous font de leur corps un message personnel à son intention. Dans leur danse se lisent l’émotion, la tendresse, la nostalgie, et le désir une fois encore de ‘tout donner’ d’eux-mêmes pour cet art impalpable qu’est la danse. En une ultime pirouette, ils s’émancipent de ce lien si particulier qui les liait à leur chorégraphe et affirment leur autonomie artistique, tout en lui faisant le plus beau des cadeaux d’adieu. Car leurs gestes portent mémoire des pièces créées ensemble et qui les ont façonnés.
« Je voulais aussi, avec ce film, montrer aux jeunes danseurs l’intensité de cette relation entre un chorégraphe et ses interprètes. Afin qu’ils puissent comprendre à quel point il ne faut pas avoir peur d’aller vers cet univers sensible, d’accomplir ce parcours à l’intérieur de soi-même. » Mission accomplie ô combien, tant la caméra aussi discrète que frontale d’Heddy Maalem, telle un révélateur au temps de l’argentique, ne laisse rien ignorer des émotions qui, telles des vagues, traversent les visages et les corps. On n’oubliera pas de sitôt Er Ge Yu, Wladimir, Milla, Nach Keisuke, Kat, Lee et Henrry. Et on remercie infiniment Heddy Maalem d’avoir entrepris ce voyage, qu’il a titré « A l’étranger » puisque : « Je suis beaucoup allé partout dans le monde, et je me suis aussi, d’une certaine façon, toujours senti étranger dans mon propre pays ».
Isabelle Calabre
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