L'Ensemble Calliopée : « Isadora Duncan, Quand la musique se fait danse »
Isadora Duncan a-t-elle existé ? Peut-être, peut-être. Isadora Duncan va-t-elle exister ? Peut-être, peut-être.
Tout commence par la voix off d’un journaliste imaginaire à la radio qui annonce la mort d’Isadora Duncan en 1927 à Nice : « Mais quel était ce lien mystérieux entre son et mouvement qui la faisait sculpter la grande musique classique, qui la fit inventer une nouvelle danse libre ?
Cet étonnant spectacle intitulé Isadora Duncan, Quand la musique se fait danse fut présenté le 14 janvier 2017 au théâtre de Saint-Leu la Forêt pour la 14ème édition de l’Hiver musical.
Fondé en 1999, l’Ensemble Calliopée est un groupe musical remarquable, joyeux et rigoureux, sous la direction artistique de Karin Lethiec. Ensemble à géométrie variable qui déploie toute la palette des couleurs de la musique de chambre. Il était constitué pour ce programme de Karine Lethiec, alto, de Maud Lovett et Christophe Giovaninetti, violons, Diana Ligeti, violoncelle, Frédéric Lagarde, piano.
Ce spectacle est conçu par des artistes venus d’horizons différents : Karine Lethiec, Christian Boustani, réalisateur de la création vidéo, Elisabeth Schwartz, chorégraphe et interprète d’Isadora Duncan. Ceux-ci ont fait le choix d’un dispositif scénique simple : le groupe musical est installé sur un large podium avec juste derrière lui, en fond de scène, un grand écran vidéo. Là sont projetées, des images, des sortes de cartes postales de la vie d’Isadora Duncan, - villes traversées, portraits -, et aussi des dessins d’Antoine Bourdelle, de Jules Grandjouan, de José Clara. Sur l’écran apparaissent également, de temps en temps, des lignes de danses obtenues par le procédé de la rotoscopie à partir d’une interprétation des danses d’Elisabeth Schwartz. En voix off, l’actrice Clotilde Courau interprète des textes de Duncan concernant sa danse et des étapes de sa vie. Et tout prend corps, soudain, durablement.
L’Ensemble Calliopée en jouant certaines musiques utilisées par Duncan souligne l’audace de la danseuse : elle est la première à oser sortir de la musique de ballet en dansant avec des œuvres du « grand répertoire » telles que les Préludes de Chopin, les opéras de Wagner, les symphonies de Beethoven, ainsi que Brahms, Scriabine, César Franck. Mais l’idée artistique de Calliopée ne s’arrête pas là. Les concepteurs du spectacle prolongent la décision de Duncan qui opère la jonction de la grande musique classique avec la naissance d’un art. Sous nos yeux, dans nos oreilles se déploie un champ de forces artistiques avec la musique, la voix humaine, les lignes de danse, les photos, les dessins. Ce faisant, ils constituent un champ audio-visuel de notre temps. La rotoscopie, selon Christian Boustani, est une technique d’animation qui consiste d’abord à filmer la danseuse puis de redessiner ses lignes image par image. Ce procédé « détache » d’un corps ses lignes de mouvement et les restitue sur l’écran. Donc les lignes sont prélevées sur une forme. L’idée de lignes hors de forme vient de loin. C’est le philosophe grec Plotin qui en Alexandrie écrit au troisième siècle après Jésus Christ : « C’est quand je contemple qu’apparaissent les lignes de corps. On dirait qu’elles tombent de moi » (Troisième Ennéade, éd. Belles Lettres). Et Isadora Duncan vint. Elle reprit ces lignes qui chutaient, les releva et en fit un art nouveau. Elle commence par contempler des vagues, puis reste des heures immobile.
Comment raconter une vie passée ? La facilité consiste à répéter des lieux communs. Calliopée procède autrement. Sons, voix, photos, lignes de danses constituent la forme de la narration. La narration est artistique et historique. Elisabeth Schwartz dit : « j’ai apprécié cette rencontre. Karine Lethiec a mis en valeur le lien essentiel que Duncan entretient avec la musique comme force immatérielle. La voix off et les danses duncaniennes suggérées par la rotoscopie redonnent une présence à sa vie et à son art. »
Dès lors on comprend rapidement pourquoi le spectacle commence par la fin, le plus connu, l’évocation de la mort de Duncan. Inverser la roue du temps est l’énoncé du premier mouvement du spectacle avec le chant d’Orphée (Orphée et Eurydice) de Gluck. Dès cet instant le mythe s’épuise.
Et le chemin ouvre un nouveau récit. Tout revient pour la première fois : la fantaisie, les danses dans les salons, les voyages de ville en ville. Londres, Paris, Berlin, Florence, Athènes, Moscou. Duncan est en train d’inventer un art nouveau. Elle voyage comme elle danse. Cela serre le cœur : on le voit, on l’entend, elle relie avec jeunesse toutes les villes européennes, avec leur foyer de culture, juste avant que toutes ces lignes, le tissu de notre Europe, ne se déchirent en 1914. A-t-elle pressenti l’urgence : que la vie prenne de vitesse la destruction ? Et chaque étape de sa vie, - sa rencontre avec Rodin, la fondation de ses écoles de vie et de danse pour les enfants…-, est supportée par une petite carte postale, une vocalise de Clothilde Courau ... A travers cette existence un peu erratique se fait jour une cohérence constante : la construction de l’unité de l’art et de la société, le souci de préparer l’avenir par la formation artistique des enfants. Duncan sort de la roue du temps : elle rompt les habitudes, invente une nouvelle conception du mouvement Le spectacle nous entraine dans le gai savoir.
Il n’y pas de savoir sans sentiment. L’unité des arts implique l’unité du savoir et du sentiment. Et dans la dramaturgie du spectacle survient comme un coup de théâtre en creux : la musique s’arrête, les projections cessent, résonne, seule dans l’espace, la voix d’Isadora Duncan modulée par Clotilde Courau. C’est un temps nu, l’heure de l’énonciation des principes de danse : comment incorporer par le plexus des lignes de lumière ? Elle a autant créé sa vie que son art. Et c’est le souci de Karine Lethiec de situer l’art de Duncan dans son époque. Entre l’art et la vie les va-et-vient sont constants. Et Karine Lethiec dans l’action ressent dans les moments musicaux le passage d’une énergie qui courre de l’un à l’autre des interprètes. Elle parle d’ondoiement, d’une onde commune. « Cela tourne dans une seule personne et entre les personnes ». On dirait que tous les protagonistes ont été saisis par un souffle venu d’ailleurs. Christian Boustani parle d’une alchimie qui a surpris tout le monde. Il a également trouvé une dynamique dans la documentation fournie par Elisabeth Schwartz. Il y a un mystère des archives quand celles-ci échappent à la mémoire et délivrent des forces de production.
L’Ensemble Calliopée quitte les chemins convenus de l’histoire de l’art et fait de l’histoire un art, de l’art une histoire.
Les interprètes sont de grands musiciens. La sobriété de leur jeu donne à entendre toutes les nuances dynamiques. On le redécouvre avec eux : la concentration est la lumière de l’esprit.
Isadora Duncan à partir de nouvelles perceptions crée un corps d’ondes. En 1863, Baudelaire, évoquant ses marches dans Paris, écrit dans Le peintre de la vie moderne : « C’est une immense jouissance que d’élire domicile dans le nombre et l’ondoyant, dans le mouvement, dans le fugitif ». Baudelaire distingue les deux moitiés de l’art : le fugitif, le transitoire et l’éternel. Duncan, elle, regroupe des forces fugitives, des ondes de la nature, de la ville et leur donne une durée, un corps. Baudelaire perçoit les changements de Paris. L’ondoyant commence à diffuser dans l’air de la ville. Commencent à devenir réel de nouveaux gestes, de nouvelles allures, de nouvelles démarches. Un autre grand voyageur, Stefan Zweig, décrit son séjour à Paris en 1904 et à propos des rues parle « d’attraction magnétique ». (Le monde d’hier, Souvenirs d’un Européen, 1941). Que voit Isadora Duncan dans Paris dans les années 1900 ? Que voit-elle à partir de ses propres ondes ? Une ville maritime, ondoyante, une ville lumière ?
La danse d’Isadora Duncan développe une forme légère ; mais diffuse également des perceptions. Elle tire des flèches en direction de notre temps, du temps qui vient vers la ville électronique. Et c’est la raison pour laquelle Karine Lethiec convoque dans ses choix musicaux Betsy Jolas, la compositrice contemporaine d’origine américaine, clin d’œil au San Francisco d’Isadora et tout aussi féministe qu’elle, renforçant ainsi son champ artistique et vital pour donner le passage aux perceptions d’Isadora Duncan.
"Oui, Isdora Duncan a existé, elle existe, elle existera."
Bernard Rémy, janvier 2017
On pourra retrouver Isadora Duncan , Quand la musique se fait danse, pendant Les Rencontres musicales de Saint Cézaire (06) entre le 9 et le 15 juillet 2017 / www.ensemblecalliopée.com
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