June Events: Ce désir d’être l’autre
Madeleine Fournier, Joanne Leighton et Liz Santoro sur les traces de la fusion avec l’autre, par la danse et le chant.
Trois chorégraphes interrogent les forces indicibles qui nous lient entre nous, et à l’autre. Trois nouvelles pièces, trois regards sur nos solitudes à briser. Chez Joanne Leighton : le collectif, galvanisé en manifestation, parade religieuse ou carnavalesque ou encore en clubbing. Chez Madeleine Fournier, le « désir de faire corps et chœur à plusieurs » qui s’exprime en chantant Purcell. Chez Liz Santoro et Pierre Godard, une femme face à son double, ou presque, dans une relation trouble, aux confins de l’individuation. Trois créations qui se sont trouvées au cœur de la première partie de June Events 2021, à l’Atelier de Paris et au Théâtre de l’Aquarium. Est-ce un hasard si elles sortent un an après le choc du premier confinement ?
Mutual Information – le trouble de la ressemblance
Au cours du duo interprété par Liz Santoro et Jacquelyn Elder, on distingue une saynète qui résume parfaitement les enjeux. Une femme – tournant le dos au public – se tient devant son miroir, et donc face à elle-même. Mais quand elle lève le bras droit, son double fait de même, côté gauche vu depuis la salle. Il ne s’agit donc pas de son reflet, mais d’une conscience-miroir. La femme que nous voyons de face est bel et bien l’alter ego de celle qui nous tourne le dos. Deux personnalités distinctes. Mais elles évoquent deux complices d’esprit aux neurones miroir en ébullition, l’une se projetant sur l’autre. Entre Santoro et Elder, la ressemblance est forte, mais fortuite.
Aucune intention de l’exacerber ou de créer des clones. Ni les ressemblances ni les dissemblances sont soulignées. Mais c’est justement en partant de leur singularité que les deux interprètes parviennent à rendre visible une unicité d’esprit dans une communauté à deux, où sensations, énergies et mouvements sont en permanence transférés de l’une sur l’autre. La réutilisation de costumes créés pour des pièces d’autres chorégraphes et prêtés pour Mutual Information renforce encore l’idée de l’échange intime avec l’autre.
Si Elder et Santoro s’expriment par des gestes identiques, chacune les interprète avec un souffle personnel qui s’affirme même quand les corps amorcent une fusion symbiotique. On reconnaît bien l’écriture typique de Santoro, avec ses gestes réguliers et détaillés, toniques et trépidants, déclinés à l’infini, et tout autant son intérêt pour les neurosciences qu’elle étudia à Havard. Dans certains spectacles de Liz Santoro et Pierre Godard, la référence informatique et algorithmique avait pris le dessus, mais depuis quelque temps l’émotion est au rendez-vous sur le plateau.
Dans Mutual Information, comme précédemment dans Stereo, la relation est le point de départ et conditionne un face à face (à distance Paris-New York dans Stereo) qui devient ici (et c’est une première dans leur travail) un corps à corps, alors que les premières créations de Santoro/Godard mettaient en scène des relations en pièces détachées. La rencontre de corps réels dans un espace réel qui marque Mutual Information arrive en toute logique, puisqu’elle est aussi une concrétisation des échanges en direct via internet qui font la singularité de Stereo. Bref, Le Principe Incertitude – tel est le nom de la compagnie – poursuit sur une très belle voie, tracée en direction de la vie.
La Chaleur – Welcome to all the pleasures
Madeleine Fournier cite le philosophe italien Emanuele Coccia pour lequel « nos corps traversent et sont traversés par les corps des autres », comprenant la vie sur Terre comme une et indivisible. « C’est par le chant que nous pourrons à la fois être l’environnement et être les autres », dit la chorégraphe. Et met en pratique cette envie au confins du spirituel et du charnel, de l’exaltation et de l’exultation. Incarnation de muses et de bas-reliefs, traversée du masculin par le féminin et inversement… En chantant Purcell, les cinq interprètes entonnent des hymnes à la vie (« Welcome to all the pleasures » etc.), vantant les charmes de l’amour, de la nature, des fleurs et de la musique, dans une ivresse certaine qui aspire à l’élévation. Régulièrement, les chants en canon se fondent en unissons et même en sons continus. Ce qui offre assez de temps pour se laisser traverser par (le chant de) l’autre.
L’abondance vocale de La Chaleur propose un rite guérisseur placé sous le règne délicieux d’un second degré, à la fois baroque et contemporain. Et Madeleine Fournier, en passant de son solo fondateur tant acclamé [Labourer, lire notre critique] à un quintet, semble déjà avoir créé son icône visuelle : le gant de couleur. Qu’elle décline ici dans un esprit moins dramatique qu’ironique et jouissif. La Chaleur dit le désir d’être ensemble, de partager, de fusionner avec l’autre, ce qui signifie aussi l’espoir de prolonger sa propre existence au-delà de ses limites naturelles, être un peu l’autre, et aussi un brin immortel.
Galerie photo © Laurent Philippe
People United – la quête d’un espace commun
Joanne Leighton mobilise un groupe de neuf interprètes pour interroger les grands rassemblements d’individus: Qu’est-ce qui relie les personnes qui manifestent ou dansent ensemble pour créer une sphère partagée, un espace commun qui peut être politique, utopique, sensoriel ou spirituel. Depuis longtemps, la chorégraphe collectionne des photos prises lors de grands rassemblements de personnes, unies dans une aspiration partagée. People United part de ces images, en reconstitue certaines et en superpose d’autres, unissant des mouvements de combats de rue à des gestes de liberté festive. Et il apparaît que les chorégraphies spontanées des manifestants et celles des teufeurs portent une exaltation partagée qui produit des gestes parfois similaires. La chorégraphique peut donc opérer des allers-retours entre les cris de « libertà ! », le poing levé, les visages en transe, les bras agités au rythme des beats… Il est vrai que dans certains pays, à certaines époques, la danse s’invitait dans les manifestations politiques.
People United n’est ni un documentaire ni un manifeste, mais un hommage à ces énergies qui soudent les individus et jouent donc un rôle fondamental pour le vivre-ensemble, en lutte, en fête ou en procession religieuse. On aspire à l’espérance, à mieux vivre en surmontant sa solitude. Danser ensemble, en cercle, pour se projeter vers un avenir meilleur. En écho aux danseurs, une chorale contemporaine d’esprit traditionnel évoque la communauté. Et les images vivent. Car si la photographie de danse sait sublimer et pérenniser l’instant, la nouvelle création de Joanne Leighton prête son souffle aux clichés photographiques et leur rend hommage. Les manifestants se battent pour la liberté ? L’image rend la liberté au regardeur qui peut la dévorer ou analyser, la mettre de côté ou la reprendre selon ses envies. Pour la contempler ou la faire danser.
Thomas Hahn
Festival June Events, les 6 et 8 mai 2021, CDCN Atelier de Paris et Théâtre de l’Aquarium
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