Jean-Christophe Maillot : 60 ans, le bel âge !
Le chorégraphe et directeur des Ballets de Monte-Carlo entame cette année sa sixième décennie. Et revient, pour Danser Canal Historique, sur sa vie et sa carrière.
Danser Canal Historique : Soixante ans, l’heure du bilan ?
Jean-Christophe Maillot : Pour parodier une phrase célèbre, je dirais volontiers que si, à 60 ans, on ne peut pas tirer un bilan, c’est qu’on a manqué quelque chose ( Rires !). A cet âge-là, on doit être en mesure de se retourner et de regarder la route. La mienne me semble finalement bien droite et beaucoup de choses ont été accomplies, ce qui me procure un certain sentiment de plénitude. Je suis entré dans la carrière professionnelle à 17 ans et je n’en suis jamais sorti. Je n’ai pas dévié, ni perdu mon temps. Faire un bilan des années passées permet aussi de comprendre ce que l’on a fait et pourquoi on l’a fait, en prenant du recul par rapport à l’excitation de l’action et de la jeunesse. Quelque chose s’éclaire a posteriori. Ainsi, je m’aperçois rétrospectivement que ce qui a guidé tout du long ma vie artistique, c’est le bonheur des rencontres. J’aime par-dessus tout partager avec un groupe d’individus une aventure humaine, en l’occurrence celle de la danse. Cette vie d’échanges constants correspond à ce qui est pour le moi le plus important : rendre son existence utile.
DCH : Vous sentez-vous autant, sinon plus, entrepreneur qu’artiste ?
Jean-Christophe Maillot : Diriger une compagnie est en effet une passion permanente, et indissociable de la chorégraphie. Ma relation à l’écriture n’est sans doute pas suffisamment égoïste pour que je sois obsédé par la création chorégraphique. Inconsciemment, le chemin artistique que j’ai choisi m’obligeait, pour être mené à bien, d’être entouré d’une certaine structure. Ce qui pour moi est déterminant n’est pas d’abord ce que je vais faire, mais avec qui je vais le faire, et je me sens concerné par la dimension humaine des danseurs, comme par tous les aspects techniques, administratifs et artistiques du métier : c’est dans cet esprit que j’ai créé en 1998 le Monaco Dance Forum et les Nijinski Awards, pour aider à la reconnaissance des artistes de la danse. Etre directeur d’une troupe, c’est aussi avoir le plaisir de faire construire un studio de danse, le souci de veiller à l’équilibre financier, ou encore de gérer la crise du Covid-19.
DCH : Vous ne seriez pas arrivé là si… ?
Jean-Christophe Maillot : Si à 20 ans, en 1980, je ne m’étais pas cassé le genou. Sur le moment, ç’a été une catastrophe absolue, il m’était impossible d’imaginer cesser d’être danseur. Mais en même temps, je n’ai jamais été frustré de ne plus danser, je n’ai pas senti le manque. Cet accident m’a donc permis de comprendre que je n’étais pas un danseur, car il faut pour cela être doté d’une force et d’un courage incroyables, que je n’avais pas. C’est pour cela d’ailleurs que même le plus médiocre des danseurs a mon plus profond respect. J’ai attendu 2005 pour savoir exactement quel type de blessure j’avais eue : en passant un IRM, j’ai appris que je m’étais en fait rompu les ligaments croisés : autrement dit, quelque chose qui aurait pu se réparer. En fait, ça m’arrangeait terriblement ! Le genou a tout résolu. Il m’a donné le courage de dire à mes parents que j’arrêtais de danser. Je venais d’un milieu très ouvert sur les arts puisque mon père était scénographe à Tours. A la maison, je côtoyais dès l’enfance des chanteurs lyriques, des metteurs en scène, des écrivains, et j’aime l’idée que la danse soit un art qui a aussi besoin des autres arts pour exister. Je suis devenu chorégraphe parce que j’aimais danser, et comme j’aimais tout danser, mon écriture est multiple.
DCH : Si vous deviez choisir cinq ballets pour illustrer les moments clés de votre parcours, quels seraient-ils ?
Jean-Christophe Maillot : Tout d’abord La Dame aux camélias de John Neumeier, dont j’ai interprété le rôle d’Armand en 1979-1980. C’est une très belle histoire d’amour, où je pouvais à la fois jouer et danser. Les cinq ans que j’ai passés au Ballet de Hambourg m’ont forgé en tant que danseur. Même si cette partie de ma carrière a été courte, j’ai compris, dans cette pièce en particulier, ce que j’aimais dans la danse : une dimension profondément humaine, et en même temps théâtrale.
Puis mon ballet Juliette et Roméo, en 1986 au Grand Théâtre de Tours. J’avais quitté Hambourg, c’était une aventure folle. Et en 1983, alors que la danse contemporaine française était en plein boom, j’avais accepté de reprendre un théâtre municipal qui, a priori, évoquait plus le monde d’avant que la création nouvelle. Or ces années à Tours ont été une véritable école de vie : j’y ai fait mes classes de directeur, avec une dizaine de danseurs. Dès ce moment, en invitant aussi Gerardo Paceco et Mathew White à venir créer des pièces, j’ai développé l’idée qu’une compagnie se vit dans le partage plutôt que d’être au service d’un seul chorégraphe, ce qui était le cas à Hambourg ou plus tard dans la conception des CCN.
Parmi les quelques pièces que j’avais déjà chorégraphiées, Juliette et Roméo était la première à susciter un certain intérêt dans le milieu. Nous avons donc été invités au Théâtre de la Ville à Paris. Mais là, nous nous sommes fait fracasser, par la presse et par le public. Après coup, j’ai réalisé que nous avions été l’outil idéal pour stigmatiser la danse néoclassique par rapport à une certaine danse contemporaine. Toujours est-il que ce dézingage en règle a forgé l’histoire de ma vie. J’ai mis très longtemps à digérer cet épisode terrifiant, que j’ai porté comme un fardeau extrêmement lourd. J’ai tenu néanmoins, et suis resté à Tours jusqu’en 1992 mais en me disant intérieurement que la France, pour moi, c’était fini. Symboliquement je le pense toujours, d’ailleurs, et être à Monaco en est la plus belle illustration.
La revanche est arrivée dix ans plus tard, avec la création en 1996 de Roméo et Juliette pour les Ballets de Monte-Carlo. Je suis convaincu que tout artiste, pour mûrir, a besoin de temps, et ce ballet en est la preuve. La dramaturgie était la même qu’à Tours, mais j’avais 50 danseurs au lieu de 10 et j’avais remplacé la musique électronique par Prokofiev.
J’avais été nommé chorégraphe directeur de la compagnie trois ans plus tôt, et je remercie encore la Princesse Caroline d’avoir été assez folle pour me prendre ! Mon arrivée avait été purement accidentelle, j’étais venu pour une création, or la compagnie était sans directeur depuis déjà six mois : j’étais donc au bon moment au bon endroit. Certains ont considéré qu’à 32 ans, avec cette nomination j’allais prendre ma retraite… De mon côté, je pensais : je n’en suis pas capable, faisons une année d’essai en tant que conseiller artistique, et on verra après. Puis à un moment, je n’ai plus réfléchi et j’ai foncé. J’ai découvert une belle compagnie de 50 danseurs de formation classique, j’ai aussi noué une relation précieuse de confiance et de complicité avec la Princesse Caroline. J’ai compris que je disposais d’un merveilleux outil de travail, qui me correspondait, et avec lequel je pourrais continuer à marier les mondes de la danse et osciller sans exclusion des formes les plus classiques aux plus révolutionnaires. Dans ce pays sujet aux railleries, à la critique, et en même temps objet de fascination, j’étais là où je devais être : dans un endroit aussi atypique que moi.
Vient ensuite La Belle, en 2001. Ç’a été le premier spectacle créé au tout nouveau Grimaldi Forum, et une de mes plus belles collaborations avec Bernice Coppieters (sa muse et compagne), avec laquelle je partage un exceptionnel parcours artistico-amoureux.
La Belle avec Bernice Coppieters et Chris Roelandt
Cette œuvre, devenue emblématique du répertoire des Ballets de Monte-Carlo, incarne ma volonté de raconter des histoires universelles en leur donnant une dimension qui m’appartient. Je ne chorégraphie pas pour m’interroger sur la métaphysique du monde, mais pour parler des gens, de l’humanité. En l’occurrence, j’ai créé ce ballet pour et avec les 50 danseurs de la compagnie, dont l’identité est différente des troupes classiques d’antan puisqu’ils sont issus du monde entier sans autre culture commune que celle que nous élaborons ensemble. Par ailleurs, lorsqu’on dispose comme c’était le cas ici d’un théâtre de 1800 places, il faut tendre la main au public. Ce type de grandes narrations est idéal pour susciter sa curiosité tout en le rassurant. La Belle répondait donc à la fois au souci d’intégrité artistique du créateur et aux nécessités du directeur, qui sont de nourrir la compagnie et la faire exister avec des spectacles susceptibles de cumuler 70 à 80 dates par an…
Le dernier de la liste sera La Mégère apprivoisée, en 2014. Parce que c’est l’exception qui confirme la règle. Compte tenu de ce que j’ai dit plus haut, je ne vais jamais faire de créations à l’extérieur de la compagnie. Sauf si c’est avec des danseurs que je connais. Sergueï Filine, alors directeur du Bolchoï, m’a apprivoisé peu à peu pendant cinq ans, par des contacts réguliers et en invitant régulièrement la compagnie. J’ai senti chez lui un réel désir que nous collaborions ensemble, ses danseurs en avaient envie eux aussi, ils aimaient vraiment ce que je faisais. Et alors que j’avais par exemple refusé de faire une création pour l’Opéra de Paris, cette fois j’ai dit oui. Je suis fier du travail que j’ai fait là-bas : quelque chose s’est lâché en moi, cette création m’a d’une certaine manière mis en paix avec mes angoisses. Sous son apparente simplicité technique, elle était en fait très difficile à danser, comme l’a dit Diana Vishneva ; car tout repose sur l’implication de l’interprète, donc de la relation nouée avec lui ou avec elle. C’est tellement compliqué à mettre en œuvre avec des danseurs que l’on ne connaît pas que, d’ordinaire, je préfère ne pas tenter ce genre d’expérience. De toutes façons, contrairement à ce qu’on aurait pu penser, ce succès ne m’a pas valu pour autant une avalanche de propositions !
DCH : Parmi tous ceux que vous avez créés, quel est votre ballet préféré ?
Jean-Christophe Maillot : Je dirais, de façon peut-être inattendue, Vers un pays sage. N’étant pas un ballet narratif, il n’incarne pas l’aspect le plus représentatif de mon travail mais appartient justement à une veine que je n’ai peut-être pas assez explorée. Il témoigne en tout cas d’une énergie et d’un plaisir de l’écriture chorégraphique, même si je ne suis pas vraiment reconnu pour cela.
DCH : Comment voyez-vous la danse aujourd’hui ?
Jean-Christophe Maillot : Elle est en train de basculer de façon forte, et ce point de bascule correspond à celui du monde actuel qui sera très différent du monde d’avant. La dimension universelle d’une production devient primordiale, au détriment de la création de niche dont les créateurs emblématiques peinent parfois à renouveler la sève. Deux artistes à mon sens illustrent particulièrement cette tendance : d’abord Sidi Larbi Cherkaoui, qui fait partie de cette saison anniversaire avec la reprise en juillet 2021 de In Memoriam, créé pour la compagnie en 2004. C’est quelqu’un que j’aime beaucoup, d’une grande élégance d’attitude. Je l’avais fait venir à Monaco alors qu’il n’était pas encore très connu, comme je l’ai fait régulièrement avec d’autres artistes par désir de partage et d’échanges - il m’est même arrivé de produire des spectacles d’Olivier Dubois ou de Maguy Marin sans pour autant qu’ils soient représentés dans la Principauté ! Cherkaoui a compris que la question essentielle, désormais, est de savoir où on fait les choses et comment elles sont diffusées pour capter le maximum de visibilité. Qu’il s’agisse d’une comédie musicale, d’un show de Beyoncé ou d’une pièce pour l’Opéra de Paris, la question de l’accès à la culture est devenue capitale.
Autre exemple, le collectif (LA) Horde. Ils représentent une nouvelle génération, avec d’autres réflexions et d’autres façons d’envisager le fonctionnement d’une compagnie, qui ne sont pas les miennes, mais peut-être que étant jeunes, nous suscitions le même étonnement de la part de nos aînés ! Je dois dire que demain me fait un peu peur, je n’aime pas le futur qu’on nous prépare et j’ai parfois le sentiment que les jeux sont faits. En outre, mon père est mort à 63 ans, ce qu’à l’époque je trouvais vieux, donc tant que je n’aurai pas passé ce cap, ce sera difficile…
La situation générale n’aide pas, et la pandémie interdit de se projeter vers l’avant. L’annulation par exemple de la venue de la compagnie au théâtre de Chaillot en novembre dernier avec Coppél-i.A a été un coup dur. C’était la première fois que je pouvais montrer une pièce à Paris quelques mois seulement après l’avoir créée à Monaco, mais nous devrions nous y produire en mai 2021. Désormais, je raisonne à six mois !
Propos recueillis par Isabelle Calabre
60 bougies et des ballets…
En moins d’un mois, trois grands ballets narratifs, Cendrillon, Roméo et Juliette, Lac, et deux pièces très différentes, l’une Dov’è la Luna créée au moment de l’arrivée de Jean-Chistophe Maillot à la tête des Ballets de Monte-Carlo et offerte à la Princesse Caroline, l’autre Core Meu créée il y a un an sur des rythmes de tarentelle, seront montrées à l’heureux public monégasque dans la salle des Princes du Grimaldi Forum. Une programmation 100% Maillot, dont la musique sera interprétée en live par l’Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo. Et un challenge excitant pour la plupart des danseurs d’une compagnie récemment renouvelée et rajeunie, dont la plupart des interprètes n’ont encore jamais dansé ces œuvres cultes. A voir à Monaco du 11 décembre 2020 au 3 janvier 2021.
Attention ! A partir du 19 décembre, toutes les représentations des Ballets de Monte-Carlo auront lieu à 16H au Grimaldi Forum.
Renseignements sur balletsdemontecarlo.com
Par ailleurs, un documentaire de 52 mn intitulé De l’Amour et réalisé par Louise Narboni, qui a filmé durant près d’un an le chorégraphe, sera diffusé sur la chaîne Mezzo le 28 décembre 2020 à 22h05.
Image de preview - Core Meu © Alice Blangero
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