Interview de Lin Hwai-min
Lin Hwai-min vient à Paris, avec Formosa, sa dernière création de avec le Cloud Gate Dance Theater.
Du 30 mai au 2 juin, le Théatre de la Ville et La Villette accueillent, à la Grande Halle de La Villette, le Cloud Gate Dance Theatre. Avec Formosa, le fondateur de la danse contemporaine à Taïwan tire sa révérence. Il s’explique ici sur la pièce et la situation de la compagnie.
Danser Canal Historique : Dans Formosa, vous pratiquez une fusion des cultures chorégraphiques. Il y a par exemple des portés et des sauts qui viennent du ballet occidental, face à un registre très doux et rond, plein d’harmonie avec soi-même et avec la nature.
Lin Hwai-min : En effet. Dans Formosa, la danse est moins stylisée et plus organique que dans mes pièces précédentes. Nos danseurs sont formés en ballet, Qi Gong et arts martiaux. Et quand je chorégraphie, je puise naturellement dans ces patrimoines. Je suis un chorégraphe très intuitif. Je ne fixe rien avant de commencer la recherche sur le plateau, avec les interprètes. Je cherche des fragrances et j’embarque les danseurs pour un voyage, une aventure, quelque chose de nouveau. Je ne m’appuie pas sur une école, puisque je n’ai pas de formation de danseur. J’étais écrivain, j’ai publié deux recueils de nouvelles dont un a rencontré un grand succès et est toujours en vente. Dans aucun cas je n’aborde un travail chorégraphique dans l’intention de faire-de-la-fusion. Nous utilisons des mouvements circulaires qui viennent des arts martiaux, du Qi Gong et de la calligraphie. S‘y ajoutent dans Formosa des contacts des mains et quelques pas qui font partie des danses des Aborigènes de Taïwan. Ce sont des pas de danse très simples.
DCH : Quand vous séparez les danseurs en hommes et femmes, les hommes se lancent dans une conquête assez sportive sinon guerrière des femmes, chez lesquelles on sent en même temps un état d’attente fiévreuse. Faut-il y voir un jeu ou de la violence réelle, comme dans certaines tragédies grecques?
Lin Hwai-min : Il y est question d’amour et d’harmonie, pas de violence. Même si la référence est une coutume ancienne, où les hommes d’un village se rendent dans le village voisin pour s’emparer des femmes. Le but est le mariage. C’est différent des vraies scènes de combat, où rien n’est stylisé. Même si, bien sûr, nos danseurs ne se transforment pas en lutteurs. La conscience d’appartenir à un groupe y reste primordiale.
DCH : En parlant de la pièce dans une rencontre avec le public, vous évoquiez Jackson Pollock par rapport aux caractères chinois qui constituent la matière première des tableaux graphiques.
Lin Hwai-min : Les caractères sont utilisés de façon aléatoire, sans constituer des phrases. En quelque sorte, nous les utilisons de façon abstraite. Mais c’est un mot que je déteste. La forme des caractères reste tout de même concrète et nous utilisons au départ ceux qui désignent les montagnes, les rivières et les villes taïwanaises. A la fin, on voit un ciel étoilé, et chaque étoile correspond à un caractère chinois. Par ailleurs en danse, l’abstraction en soi n’existe pas. Une pièce chorégraphique est soit narrative ou ne l’est pas. C’est tout. Formosa se situe dans un entre-deux. C’est une pièce poétique, comme une nouvelle. Elle nous parle du temps et de l’Histoire, des communautés, de tremblements de terre et de glissements de terrain. Les caractères finissent par s’entrechoquer et devenir destructeurs. Les mots peuvent tuer, réellement !
DCH : Les images évoquent aussi un tsunami !
Lin Hwai-min : Nous montrons la beauté de la nature, mais à la fin la mer revient et le tsunami déploie sa puissance destructrice. Au bout du compte, je ne pense pas que nous avons fait une pièce sur Taïwan. « Formosa » est un adjectif qui est devenu le premier nom de l’île. Notre pièce parle de la beauté qui se transforme en quelque chose de non-formosa, dans la société et concernant la nature. Nous avons ruiné la nature. La seconde partie du spectacle parle de la division des humains entre eux. Par exemple, dans le parlement taïwanais, les députés se battent régulièrement. Ils utilisent la violence physique pour attirer l’attention des téléspectateurs ! Après la première de Formosa, des professionnels britanniques venus à Taïwan ont vu des liens avec le conflit autour du Brexit. Et les Newyorkais ont dit: La pièce montre ce que notre société est devenue, depuis que Trump est entré à la Maison Blanche.
DCH : Formosa commence par un solo absolument remarquable, par une danseuse qui plie ses bras comme si elle incarnait l’arbre et le vent qui secoue les branches.
Lin Hwai-min : Cette danseuse est une Aborigène. Elle s’appelle Chen Mu-han, mais ce n’est pas la raison pour laquelle je l’ai distribuée dans ce solo. Elle a rejoint la compagnie il y a trois ou quatre ans. C’est la jeune génération. Certains danseurs dans la compagnie sont déjà quadragénaires !
DCH : Formosa est votre deuxième création depuis l’ouverture de votre théâtre dans un site exceptionnel, au milieu de la nature. Comment ce lieu influence-t-il votre écriture ?
Lin Hwai-min : Etre entouré de nature crée une sensation de paix. Nous pouvons même voir l’océan depuis notre site ! Je ne me suis jamais senti stressé, même en récupérant après mon accident. Je m’étais fait renverser par une voiture. J’étais cloué à mon fauteuil et ne pouvais m’agiter. Aussi suis-je encore davantage devenu un avec la verdure qui nous entoure.
DCH : Que change l’ouverture de votre théâtre pour la danse à Taïwan ?
Lin Hwai-min : Ca change beaucoup de choses. Nous avons une salle de 450 places avec un plateau aussi grand que celui du Théâtre national. Et l’équipement technique est parfait. Nous avons invité quelques compagnies à l’essayer, en présentant un spectacle après quelques jours de répétitions pour peaufiner leur travail. Et j’ai pu créer le Art Makers Project, un programme de résidences où les compagnies peuvent avancer pas par pas au lieu de devoir créer une pièce en un seul jet. Il est important de pouvoir prendre son temps pour trouver ce qu’on a vraiment vocation à faire. Je n’impose rien, mais nous les rémunérons. Il est ensuite possible de présenter le travail dans notre théâtre, mais ce n’est pas une obligation pour éviter que les artistes travaillent dans la précipitation.
DCH : Est-ce que l’existence de votre théâtre change la perception de la danse par la population et les tutelles? Est-ce que la danse en sort renforcée?
Lin Hwai-min : Je l’espère. Mais ce sont les quarante-cinq ans de notre travail dans leur ensemble qui ont vraiment changé les choses. J’ai créé la compagnie parce que je voulais partager cet art avec un large public. Nous avons donné nos spectacles partout, nous sommes allés dans les villages. Chaque année, nous avons donné des représentations en plein air devant une moyenne de trente mille spectateurs par soir. Je pense que c’est ce qui a fait bouger les lignes. Aujourd’hui les Taïwanais me saluent dans la rue et les chauffeurs de taxi me demandent des nouvelles de mes créations et de nos tournées. Les danseurs sont également très respectés. Il existe un lien réel entre le Cloud Gate et la société et cela ne repose pas sur une starification. Nous ne nous considérons pas comme « artistes ». Nous sommes juste des personnes qui font un travail artistique, et c’est dans cet esprit que Cloud Gate a été fondé. Qu’est-ce que l’art? Qu’est-ce qu’un masterpiece? Je ne le sais pas. Mais je suis très heureux de montrer les mêmes pièces à Paris ou New York et en plein air, dans les villages taïwanais, devant un public familial de toutes les générations. C’est notre contribution à la vie sociétale qui me rend le plus heureux. Mais pour y arriver, il faut présenter un travail de grande excellence.
DCH : Vous venez d’annoncer qu’à partir de 2020, vous ne serez donc plus directeur artistique. Allez-vous tout de même conserver des liens avec la danse?
Lin Hwai-min : Je pense que oui. Je vais faire partie du conseil d’administration de Cloud Gate. Mais je n’ai aucun projet professionnel. Et je serai là pour conseiller le nouveau directeur, s’il le souhaite. C’est Cheng Tsun-lung, l’actuel directeur artistique de notre compagnie Cloud Gate II, qui va me succéder. J’ai officiellement annoncé ma démission avant la première de Formosa pour permettre à la compagnie de se préparer à exister sans moi. Il vaut mieux ça que dire un jour que je m’arrête dans un mois parce que je suis trop épuisé. Je veux éviter de voir la compagnie désemparée et en difficulté de se construire un avenir, comme chez Trisha Brown ou Merce Cunningham.
DCH : Vous êtes donc une personne qui aime planifier, vous êtes moins un être spontané ?
Lin Hwai-min : J’étais assez fou pour fonder une compagnie de danse, mais je ne suis pas totalement fou quand je prends des décisions stratégiques. Après tout, notre compagnie a reçu le soutien des pouvoirs publics pendant plus de quatre décennies et nous sommes la seule compagnie de danse taïwanaise où les danseurs sont salariés à plein temps. Nous avons une influence non seulement sur la danse à Taïwan, mais aussi sur le théâtre, la littérature, et tout… Et je veux que la compagnie puisse continuer sans moi.
DCH : Vous avez aussi fondé une école. Comment fonctionne-t-elle?
Lin Hwai-min : Nous offrons aux enfants la possibilité de mieux connaître le corps. C’est très important et dans l’Asie contemporaine où le rapport au corps est moins libre et plus codifié qu’en Occident. L’école est indépendante de la compagnie. Le but n’est pas de former des danseurs et nous ne les encourageons pas à suivre cette carrière. Si on veut faire de la danse, on a intérêt à être très, très bon. Par contre, nous avons accueilli déjà 12.000 enfants depuis la fondation de l’école.
Propos recueillis par Thomas Hahn, le 3 mars 2018 au Harris Theatre for Music and Dance, Chicago
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