« Ils n’ont rien vu », création de Thomas Lebrun : Entretien
Le chorégraphe et directeur du CCN de Tours explique les raisons qui l’ont poussé à créer cette pièce coup de poing librement inspirée du film Hiroshima mon amour (1959) d’Alain Resnais sur un scénario de la romancière Marguerite Duras (1914-1996) qui en tira un livre un an plus tard.
Danser Canal Historique : Pourquoi Hiroshima mon amour comme fil conducteur de votre pièce ?
Thomas Lebrun : J’ai regardé le film un dimanche après-midi puis j’ai plusieurs fois écouté uniquement la première partie du texte. Ces mots magnifiques ne me quittaient pas et sont vite devenus une source d’inspiration pour créer Ils n’ont rien vu. « Tu n’as rien vu à Hiroshima, rien » dit Lui. Emmanuelle Riva répond : « J’ai tout vu. Tout. Ainsi l’hôpital, je l’ai vu. J’en suis sûre. L’hôpital existe à Hiroshima. Comment aurais-je pu éviter de le voir ? » Lui, « tu n’as pas vu d’hôpital à Hiroshima. Tu n’as rien vu à Hiroshima. » Et ainsi de suite Elle poursuit sa description après le bombardement atomique du 6 aout 1945 et ce fut un choc pour moi. Mais la phrase magique qui m’a le plus troublé est : « de bien regarder, je crois que ça t’apprend ».
Elle est extrêmement importante aujourd’hui parce que les gens ne regardent plus. Ils n’ont pas envie de voir l’horreur qui est en bas de chez eux parce que c’est trop réaliste, trop dur à comprendre. Mais je précise que j’ai eu envie de faire une pièce sur le texte de Marguerite Duras et sur la musique de Georges Delerue et Giovanni Fusco, mais pas sur le film.
DCH : Depuis quand préparez-vous Ils n’ont rien vu ?
Thomas Lebrun : J’y pense depuis trois ans et nous avons commencé les répétitions il y a deux ans et demi avec la scène des origamis où les danseurs élaborent des grues, le symbole de la paix au Japon. Puis, avec toute la compagnie, nous sommes partis au Japon pour voir, pour comprendre, pour nous immerger dans cette culture. Nous avons visité l’Hiroshima d’aujourd'hui, traversé la ville et ses souvenirs, rencontrer des hibakushas (survivants de la bombe atomique) et les personnes qui s'occupent du Mémorial de la paix, qui nous ont particulièrement aidé. Nous avons discuté avec une amie de la petite Sadako, la petite fille aux mille grues... Nous y avons aussi partagé un moment unique auprès de jeunes danseurs de Kagura et de leur maître, qui nous ont transmis quelques bases dans leur petit studio au nord de la ville. Ce voyage a complètement transformé notre vision des choses, il a nourri notre imaginaire et notre savoir de réalité et de témoignages, et nous a permis d'avancer dans ce projet, avec d'autres regards et d'autres mots : ceux des autres, qui ont vu et qui ont raconté, et que nous avons vu et écouté...
DCH : Au Japon, avez-vous parlé de votre projet de construire une pièce sur l’histoire d’Hiroshima ?
Thomas Lebrun : Nous avons rencontré des directeurs de théâtre pour essayer de leur parler de la pièce. On m’a répondu que ce n’était pas ma culture. Nous avons aussi osé faire une ouverture studio et avons compris que l’on ne doit pas montrer des choses en cours de création. Nous nous sommes heurtés à des détails comme l’idée de faire porter aux hommes des kimonos fleuris censés représenter la nature disparue après la bombe. Après avoir montré dix minutes de vidéo du projet de la pièce, le programmateur du Metropolitan de Tokyo a dit qu’on ne devait pas aborder ce sujet. Je ne m’attendais pas à de telles réactions, mais comprenant que ma pièce ne serait jamais jouée au Japon, ça m’a libéré, laissé plus d’ouvertures tout en demeurant très respectueux sans choquer. Mais cela pose la question de savoir si seuls les japonais peuvent-ils parler d’Hiroshima, si seuls les juifs peuvent-ils parler de la Shoah ?
DCH : Comment s’est déroulée la construction de votre pièce ?
Thomas Lebrun : Elle est en cinq parties très distinctes. L’introduction avec les cocottes, le texte de Duras extrait du film, la bombe en bleu, le Kagura jaune, vert et rouge et la mascarade noir et feu.
La base de la pièce dans sa construction, c’est la transformation de la mémoire. Mémoire d’un corps, d’une matière physique chorégraphique sur le même thème mais à un autre endroit, sur la chaire humaine, sur la nature, et à la fin, la danse de la mascarade avec une seule phrase de pied.
Un maitre japonais nous a appris sur place quelques pas de Kagura que nous avons remanié et développé tout au long de l’ouvrage. La chorégraphie est en quelque sorte traditionnellement contemporaine.
Seuls sont traditionnels les kimonos et le boro. Un boro est un assemblage de tissus usés qui étaient autrefois récupérés par les pauvres pour en faire d’autres pièces. La plasticienne Rieko Koga est allée chercher de vieux tissus à Hiroshima et dans d’autres villes du Japon pour élaborer celui du décor qui est confectionné à l’ancienne. Ces deux éléments reflètent toutes les classes de la société nipponne.
C’est aussi sur la danse du Vent, une musique classique japonaise, que la bombe explose et provoque un énorme souffle qui a décimé des milliers d’habitants et ravagé la nature.
DCH : Rien ne semble anodin dans cette création ?
Thomas Lebrun : A aucun moment il y a quelque chose d’inutile. Ainsi, c’est comme une estampe japonaise qui noirci et brûle.
Au début l’origami, soit la grue qui, au fil de la pièce se transforme et peut devenir suivant le pliage ou le dépliage, bombe, poisson, baleine…. Ainsi, tout a un lien avec l’Histoire, avec la transformation de la mémoire, avec l’horreur de la guerre - des guerres, de la dictature, de la nature, du réchauffement climatique, de la bêtise humaine, de la tyrannie…
Nous évoquons cela dans la scène finale en nous inspirant de l’humour des mangas. Pour preuve le costume du brûlé qui s’appelle un Zentai qui est une combinaison entière en dentelle rouge et grise, reliée soit au monde des mangas, soit à l’érotisme... Une belle entrée donc pour une mascarade, sachant qu’au Japon actuel, l’art du déguisement et de la parodie est très présent dans les cabarets de Tokyo où nous sommes allés, et le goût de l’exagération dans les mangas qui appuient et exagèrent les comportements et les situations entre réel et irréel.
DCH : Parler de l’horreur de la bombe atomique, est-ce un engagement ?
Thomas Lebrun : Ce n’est absolument pas un engagement politique, c’est un engagement humaniste. Je donne à voir sans imposer mes idées dans cette pièce où j’ai recherché à décrire quelque chose d’onirique et de poétique.
On revient à une certaine réalité et régulièrement il y a un retour à l’interprète qui a travaillé sur le sujet au service de cette réalisation. Il est visible que nous n’avons pas vécu les faits décrits, mais nous avons travaillé ensemble et nous remettons tout cela au plateau sous les formidables lumières de Françoise Michel.
Dans le final on peut par exemple y voir les femmes avec des voiles évoquant toutes les religions. Il y a aussi les homos, la juive au manteau noir et son étoile jaune, tout un panel de personnages qui portent un masque, là oui, nous dénonçons des choses.
Ils n’ont rien vu, qui en est quelque sort une continuité de Avant toutes disparitions, est une pièce de compagnie. Une pièce avec des artistes qui se connaissent, qui partagent et qui, bien entendu, sont différents. Ca parle de ça aussi. J’adore !
Propos recueillis par Sophie Lesort
Pièce vue à Tours le vendredi 7 juin 2019
Ils n’ont rien vu, chorégraphie de Thomas Lebrun
Interprètes : Maxime Camo, Raphaël Cottin, Anne-Emmanuelle Deroo, Karima El Amrani, Akiko Kajihara, Anne-Sophie Lancelin, Matthieu Patarozzi, Léa Scher, Yohann Têté
Musique : Georges Delerue, Giovanni Fusco, Hibari Misora…
Création Boro : Rieko Koga
Lumières : Françoise Michel
Son : Mélodie Souquet
Costumes : Jeanne Guellaff
En tournée : 17/01/2020 | Les Quinconces-L’espal, Scène nationale du Mans
21/01 | Centre National de Danse Contemporaine d’Angers
5 > 11/03 | Chaillot - Théâtre national de la Danse, Paris
17/03 | L’Onde, Théâtre Centre d’art, Vélizy-Villacoublay
24/03 | Scène nationale d’Orléans
26/03 | L’Hectare, scène conventionnée, Vendôme (avec la Halle aux grains, scène nationale de Blois)
5/05 | Le Merlan, scène nationale, Marseille
7/05 | La Passerelle, scène nationale de Gap et des Alpes du Sud
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