« Igra (Jeux) » de Kor’Sia à Paris L’Eté
Il fallait bien que cette pièce inspirée de Nijinski atterrisse à Paris qui a vu naître l’originale, en 1913. Une pièce maudite ?
Sacré printemps ! En mai 1913, en l’espace de quinze jours, Vaslav Nijinski créa à Paris, au Théâtre des Champs-Elysées, deux pièces, dont une qui est aujourd’hui dans toutes les têtes et une autre dont (presque) personne ne se souvient. La petite forme de Jeux précéda Le Sacre du printemps, et s’effaça aussitôt devant le scandale provoqué par le chef-d’œuvre chorégraphié (ou « composé », comme disait Nijinski) sur la partition de Stravinski. Entre jeu de tennis, danse et une approche du mouvement influencé par Jaques-Dalcroze, Jeux joua avec le désir, mais cette fois du côté « culture », contrairement à L’Après-midi d’un Faune, créé un an plus tôt, qui se situe côté « nature ». L’approche aurait toute sa place dans le concours Danse élargie au Théâtre de la Ville, friand des mélanges de genres. S’inspirer de Jeux pour créer une pièce évoquant le contexte de la création de ce trio et ses sujets sous-jacents est le projet de Mattia Russo et Antonio De Rosa dans Igra (Jeux). Aussi le trio devient un septuor où la sexualité, objet de tractations entre Nijinski et Diaghilev, se révèle ouvertement, voire de façon ostentatoire, comme le pivot de la partition chorégraphique.
Un match tous contre tous
Pourtant, tout différencie les deux approches, et c’est bien sûr le but. Jeux était une recherche sobre, à l’écriture très structurée entre solos, duos et trios, autour d’une balle de tennis et un commerce d’allusions évoquant désirs et séduction. L’esprit d’Igra (Jeux) est tout autre : un collage farfelu, poussé par des associations d’idées et d’images, parlant d’amour charnel de façon crue et assumée. Cela rappelle plutôt le Nijinski qui rédige, son « fountain-plume » à la main, ses Cahiers dans la libre circulation des motifs, où il évoque ce trio comme s’il s’agissait d’une pièce avortée :
« Je ne pouvais pas composer Jeux. J’ai composé ce ballet sur le désir. Je n’ai pas réussi ce ballet car je ne le sentais pas. Je l’avais bien commencé, puis on s’est mis à me presser, et je ne l’ai pas achevé. Dans ce ballet on voit le désir de trois jeunes gens. J’ai compris la vie à vingt-deux ans. J’ai composé ce ballet tout seul. Diaghilev et Bakst m’ont aidé à écrire le sujet du ballet, car Debussy, le célèbre compositeur de musique, exigeait le sujet sur papier. / … / J’ai raconté mes idées à Diaghilev. / … / Je suis content si Diaghilev dit qu’il a imaginé les sujets du Faune et de Jeux, car j’ai composé ces ballets sous l’impression de ma vie avec Diaghilev. Le Faune c’est moi et Jeux c’est la vie dont rêvait Diaghilev. / … / Diaghilev voulait aimer deux garçons à la fois, et voulait que ces garçons l’aiment. Les deux garçons sont les deux jeunes filles, et Diaghilev c’est le jeune homme. » (1) Aussi Vaslav incarna-t-il celui qu’il disait détester. Et même Debussy se révolta contre les idées de Diaghilev (des « horreurs » à ses yeux) et n’accepta de composer la musique qu'en raison d’un honoraire généreux. Ces conflits entre toutes les parties – auxquels s’ajouta une ambiance difficile entre Nijinski et les deux interprètes féminines – eurent finalement raison du projet, abandonné rapidement après la première.
Les souvenirs de Tamara Karsavina
Tamara Karsavina, l’une des deux danseuses de Jeux, note en avril 1969 : « La chorégraphie de Jeux était moins spectaculaire que celles du Faune et du Sacre mais non moins novatrice. Il y était question du sport, un thème encore jamais abordé dans un ballet. Jouer au tennis était du dernier chic et, au Bois de Boulogne ou à Deauville, Vaslav avait assisté à des matchs. Il passait des heures à observer les mouvements du corps en train de frapper la balle, jetant fébrilement des notes sur son calepin /… / Diaghilev balaya tout cela d’un revers de main pour mieux tirer l’œuvre du côté du badinage. /… / Plutôt que le triangle amoureux convenu (deux femmes courtisées par un homme), Diaghilev, projetant ses fantasmes d’homosexuel et cherchant là encore le scandale, aurait souhaité deux hommes flirtant par l’intermédiaire d’une femme. /… / Je sais gré à Vaslav de s’y être opposé. Le résultat était déjà suffisamment déroutant, y compris pour l’exécution technique, Vaslav exigeant que nous nous déplacions sur pointes, pieds parallèles. /…/ Ludmila Schollar et moi eûmes maintes prises de bec avec lui car il se montrait incapable de mettre des mots sur ce qu’il attendait de nous. » (2) Tout de même, Karsavina et Ludmila Schollar étaient « heureuses d’interpréter, en jupette blanche et polo signés Paquin, des femmes libres, des femmes sportives, des femmes modernes. » Mais c’est aussi, toujours selon Karsavina, la raison pour laquelle Jeux n’a pas gagné la partie : « Nijinski était en avance sur son temps. C’est aussi pour cela qu’il est devenu fou », écrit-elle. (2)
Le plaisir, chez la joueuse de tennis et les bonobos
Alors, une œuvre maudite, ce Jeux ? En tout cas, la pièce de Kor’Sia convainc aujourd’hui aussi peu que l’original en son époque. Quand Kor’Sia jouent avec Nijinski, ils réclament la liberté, mais leurs balles partent dans tous les sens : La pièce se lance avec des solos oniriques et ritualisés, dont un comme pour se préparer à un match. On voit ensuite des ensembles d’une gestuelle des bras qui évoque Les Noces de Nijinska (laquelle devait interpréter Jeux, mais se révéla enceinte), les cris (d’effort) d’une joueuse de tennis détournés en manifestation de plaisir sexuel, des copies de bustes antiques en fétiches érotiques, des dizaines de balles de tennis tombant des cintres pour évoquer l’éjaculation (on se souvient que Preljocaj l’avait fait à l’Opéra de Paris dans son Casanova, avec des balles de ping-pong), des poses en groupe évoquant l’industrialisation et le réalisme socialiste, la bande son d’un documentaire didactique sur la liberté sexuelle chez les bonobos…
Côté musiques, les ambiances s’envolent tout aussi loin, les échos provenant des chœurs dans Noces, de chant lyrique (mélangé à la voix d’un journaliste qui commente un match de tennis, en russe), d’airs des Voix Bulgares et de jazz (Stormy weather). Bref, un grand brainstorming autour de Jeux, demandant plus ou moins de volonté et d’ingéniosité pour construire le lien avec le matériau de départ. Et la pièce de Kor’Sia devient ainsi un exercice intellectuel au lieu de rendre hommage au mouvement. Pas la démarche préférée de Nijinski, qui écrit dans ses Cahiers : « Je gèle quand je me trouve près d’un homme intelligent. J’ai peur des gens intelligents car ils ont une odeur de mort. »
Une œuvre partie du mauvais pied
Comme le trio de Nijinski traqua la balle de tennis, Russo et De Rosa cherchent aujourd’hui le lien entre deux moments de l’histoire, distants d’un siècle et de beaucoup de bouleversements. A l’époque de Nijnski, la presse s’intéressait à la danse, au moins autant qu’au tennis. Aujourd’hui les rapports de force ne sont plus les mêmes et le moins qu’on puisse dire c’est qu’Igra (Jeux) n’y changera rien. Partie du mauvais pied, l’œuvre de Nijinski (et de Diaghilev) n’a jusqu’ici su trouver son bonheur qu’entre les mains de Dominique Brun qui, en s’inspirant de l’univers de Nijinski, a réussi à tisser un lien entre l’original (alors que toute indication chorégraphique est perdue) et notre époque, en partant des sept pastels de Valentine Gross-Hugo créées pour la production des Ballets Russes en 1913. Il faut, après tout, préserver un lien cohérent avec l’esprit de Nijinski pour justifier l’évocation de son trio. La chorégraphe et historienne de la danse y est parvenue. Chez Kor’Sia, la référence produit, volontairement ou non, des mélanges d’univers qui créent une confusion grandissante au long de la soirée et ne remettent rien en question, contrairement à la pièce de 1913.
Thomas Hahn
Vu le 13 juillet 2022, Cour du lycée Jacques Decour, festival Paris l’Eté.
(1) Actes Sud, collection Babel, traduit du russe par Christian Dumais-Lvowski et Galina Pogojeva.
(2) Moi, Tamara Karsavinapar Lyane Guillaume, éditions du Rocher, avril 2021.
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